Soudan : au cœur des « marches du million » contre les putschistes
Malgré la sanglante répression, les Soudanais continuent à manifester pacifiquement contre le coup d’État militaire du 25 octobre. Reportage aux côtés de ces citoyens qui refusent de renouer avec la dictature dont le pays sortait tout juste.
Le crâne bandé, le bras en écharpe ou le corps appuyé sur des béquilles… C’est une jeunesse soudanaise abîmée par près de quatre mois de féroce répression qui continue, semaine après semaine, à réclamer le départ des militaires. Ces derniers se sont emparés du pouvoir, le 25 octobre, mettant de fait un terme à la chaotique transition démocratique qui a succédé, en 2019, aux trente années de dictature militaro-islamiste d’Omar el-Béchir.
Pendant deux ans, les généraux ont partagé les rênes de l’État avec une coalition de civils, les Forces pour la liberté et le changement (FFC), mais sans jamais relâcher leur mainmise à la fois politique et économique sur le pays. L’armée a ainsi pris la direction du Conseil de souveraineté tout en conservant le monopole des principaux secteurs de production.
Répression et torture
Depuis le putsch, plus de 80 manifestants ont péri. Mais la mobilisation ne faiblit pas. « Je n’ai peur que d’une seule chose : un gouvernement militaire. Nous n’accepterons jamais qu’un soldat nous dirige de nouveau », affirme Wajdi Alwasila, étudiant en chimie, avant de retourner en première ligne face aux policiers anti-émeute lors de la marche du 30 janvier. Ses yeux sont couverts par des lunettes de piscine pour mieux résister aux gaz lacrymogènes.
D’autres se protègent la tête avec des casques de chantier et les voies respiratoires avec des masques à gaz. Rien ne leur permet, en revanche, d’éviter les jets d’eau rouge des autorités. « Cela sent très mauvais et démange la peau », décrit Wajdi Alwasila. Le colorant permet surtout de marquer les manifestants les plus actifs pour les arrêter. Environ 400 prisonniers politiques croupissent ainsi dans les geôles du régime d’après l’Association des avocats d’urgence Certains sont soumis à la torture.
Ce coup d’État nous a ramenés trois ans en arrière, quand nous nous battions contre le système el-Béchir
« Les militaires ont tué beaucoup de personnes. Nous devons venger leur sang », affirme Ali Alkhair, 17 ans. Cet étudiant en technologies de l’information et de la communication ne reverra sûrement jamais de l’œil droit, heurté par une bombe lacrymogène.
En ce 7 février, il a pourtant répondu à l’appel des comités de résistance, qui organisent à travers le pays les « marches du million », ces cortèges pacifiques exigeant le retrait des putschistes. Une fois de plus ce jour-là, bombes lacrymogènes et balles réelles répondent aux milliers de femmes, d’hommes et d’enfants qui marchent en direction du palais présidentiel.
Pas de quoi décourager les membres des comités. Comme Azza, étudiante en médecine, qui préfère ne pas donner son nom et s’apprête à marcher vers le parlement d’Omdurman, ville voisine de Khartoum, le 14 février. « Nous continuons à manifester car nous avons déjà payé un très cher tribut. Beaucoup sont décédés. Nous ne pouvons pas nous contenter de cette situation, martèle-t-elle. Les militaires n’ont aucune qualification pour nous gouverner. Ils sont censés protéger le pays et non le diriger. Ce coup d’État nous a ramenés trois ans en arrière, quand nous nous battions contre le système el-Béchir. »
La trahison des militaires
Le souvenir de sa chute galvanise les foules. « Omar el-Béchir était plus puissant que l’actuel dirigeant de l’armée, le général Abdel Fattah al-Burhane. Et il était plus dangereux de manifester à cette époque. Si nous avons réussi à le faire tomber, nous pouvons renverser al-Burhane », espère Hiba Diab, enjambant les barricades érigées pour ralentir l’arrivée des véhicules blindés, susceptibles de prendre les cortèges en sandwich. C’est ce qu’il s’est passé ce 14 février aux abords du parlement d’Omdurman où un énième citoyen a perdu la vie.
Le soulèvement populaire a certes contribué à l’éviction de l’ancien dictateur. Mais c’est le retournement des généraux contre leur chef qui l’a réellement permise. Or ces hauts-gardés viennent de rompre l’accord passé avec les civils, prétextant vouloir rectifier le cours de la transition. « Les militaires sont incapables de tenir leurs promesses. Ils doivent retourner dans leurs casernes », intime le quinquagénaire Essa Yahya au milieu des étendards des comités de résistance, des drapeaux soudanais et autres portraits de « martyrs », décorés pour certains de fleurs en cette Saint-Valentin.
Tout le monde veut représenter la rue afin de pouvoir contrôler le futur gouvernement
Les comités de résistance tout comme l’Association des professionnels soudanais – l’union de syndicats qui fût le fer de lance de la révolution de décembre 2018 – refusent désormais toute négociation avec l’armée. Mais bon nombre de partis politiques jugent les pourparlers incontournables. « Même en temps de guerre, vous devez vous assoir avec vos ennemis pour signer l’armistice. Nous devons également discuter de la manière dont les militaires doivent se retirer », estime el-Wathig el-Birair, secrétaire général d’Oumma, l’un des quatre principaux partis des FFC.
Cette coalition soutient le processus de consultation amorcé par les Nations unies début janvier, tandis que d’autres mouvements et personnalités prônent des négociations directes. C’est le cas du Parti national unioniste de Youssef Mohammed Zain qui craint, autrement, « la poursuite de l’escalade de violence ». Tous semblent bien conscients, dans le même temps, que ces divisions profitent aux généraux. « Si toutes ces forces s’unissaient, nous arriverions facilement à nous débarrasser des militaires, estime Razan Daoud, une nutritionniste défilant le 14 février. Le problème, c’est que tout le monde veut représenter la rue afin de pouvoir contrôler le futur gouvernement. »
« Quel autre choix avons-nous ? »
En attendant, les « marches du million » donnent systématiquement lieu à un ballet de motos. Sur le siège, un blessé suffoque, parfois évanoui, tandis qu’un troisième passager lui masse le dos pour l’aider à reprendre son souffle. Les cas les plus légers sont traités directement sur le terrain, où une armée de volontaires leur injecte du diclofénac, un anti-inflammatoire à effet immédiat. Installé dans les poussiéreuses ruelles du centre de la capitale, chaque bénévole désinfecte et bande des dizaines de plaies en quelques heures. Les plus amochés sont escortés jusqu’aux hôpitaux, pourtant régulièrement attaqués par les forces de l’ordre.
Nous avons aujourd’hui conscience de nos droits et c’est ce qui fait peur aux militaires
« Quel autre choix avons-nous ? Soit nous mourons, soit nous demeurons humiliés par les militaires », insiste la sociologue Nidal Ibrahim, la voix couverte par les tambours battus et les « youyous » au sein du cortège du 24 janvier. « Nous refusons d’être dirigés par des personnes qui nous tuent sans raison et décident quand nous avons le droit d’utiliser internet ou de téléphoner. Notre génération a peut-être perdu ses rêves mais nous voulons au moins permettre à nos enfants de vivre normalement, confiait déjà Abda Mohamed Najeeb, les yeux irrités par la fumée opaque émanant des pneus brûlés, lors d’un autre rassemblement, quatre jours plus tôt. Béchir a pu gouverner à une époque où nos parents n’étaient pas conscients de leurs droits. Nous en avons aujourd’hui conscience et c’est ce qui fait peur aux militaires. »
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