Les islamistes ont-ils changé ?
Ennahdha, qui vient de fêter son 25e anniversaire, paraît hésiter entre deux stratégies, l’une « centriste et modérée », l’autre très conservatrice.
« Voulez-vous toujours instaurer un État islamique en Tunisie ? » demande le journaliste libanais Samy Klib à Rached Ghannouchi. « Assurément. C’est d’ailleurs le souhait de tout musulman qui voudrait que sa foi soit aux commandes », répond ce dernier, avant d’expliquer que l’islam n’est pas incompatible avec la liberté, le pluralisme et la démocratie. Cet échange est extrait d’un entretien avec le leader du mouvement islamiste tunisien Ennahdha diffusé le 11 juin sur la chaîne satellitaire qatarie Al-Jazira. Quelques heures auparavant, Ghannouchi avait présidé un meeting au Centre islamique de Londres, à l’occasion du 25e anniversaire de son mouvement.
Créé le 6 juin 1981 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI), avant de prendre sa dénomination actuelle en 1988, Ennahdha n’a jamais été autorisé par les autorités tunisiennes. Ancien professeur de philosophie, son chef, aujourd’hui âgé de 65 ans, a été condamné à la prison à perpétuité sous Habib Bourguiba, avant d’être gracié par son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali. Il vit en exil au Royaume-Uni depuis le début des années 1990.
Dans son discours de Londres, Ghannouchi a évoqué le parcours passablement chaotique de son mouvement et réitéré ses critiques à l’adresse du régime tunisien, beaucoup trop pro-occidental à son goût. Il a par ailleurs rendu hommage à ses anciens compagnons de route (emprisonnés, pour la plupart, depuis 1991), notamment Habib Ellouze, Sadok Chourou, Ajmi Lourimi et Abdelkérim Harouni, ainsi qu’à Abdelfattah Mourou, figure emblématique de l’islamisme maghrébin, qui a pris ses distances avec le mouvement et poursuit une paisible carrière d’avocat à Tunis.
Président du Majlis al-choura (Assemblée des conseillers), Walid Bennani, qui vit en exil en Belgique, et d’autres cadres du mouvement résidant à l’étranger ont pris la parole au cours du meeting. En revanche, les dirigeants historiques, dont la plupart résident en Tunisie, n’ont pu se rendre dans la capitale britannique. Ceux d’entre eux qui ont été libérés récemment n’ont pas encore recouvré leurs droits civiques ni obtenu de nouveaux passeports. Seul le journaliste Abdallah Zouari, ancien rédacteur en chef d’El-Fajr, l’organe du mouvement, en résidence surveillée à Zarzis, dans le sud du pays, a pu s’adresser à ses « frères », par téléphone.
« Vous avez fait le choix des droits de l’homme, de la démocratie et du changement par des moyens pacifiques. Cette sage décision a évité à la Tunisie de sombrer dans la violence », a écrit Moncef Marzouki, le président du Congrès pour la république (CPR, non autorisé), aux dirigeants d’Ennahdha dans une lettre lue au cours du meeting. Seul dirigeant de l’opposition de gauche à entretenir publiquement des liens avec eux, Marzouki, qui vit à Paris, a réitéré son appel à la constitution d’un large front d’opposition incluant les islamistes. Reste évidemment à savoir si l’évolution récente d’Ennahdha justifie de tels rapprochements.
Depuis sa création, rappelle Ghannouchi, le mouvement a toujours considéré l’islam comme « le garant de la justice, de la liberté et de l’égalité », comme « un mode de vie global » voire « l’essence même de l’identité des Tunisiens ».
Mais il ne revendique plus, toujours selon son dirigeant, le monopole de la religion, laquelle est un bien commun au même titre que la démocratie, la modernité ou le patriotisme. Il accepte désormais ce qu’il appelle « la pluralité des références » et se donne pour objectif non plus d’« islamiser la société », mais de « rétablir les libertés à travers une action pacifiste et populaire, au sein d’un front politique pluraliste ». Cette ligne « centriste et modérée » également défendue par Hamadi Jébali, l’ancien directeur de l’hebdomadaire El-Fajr, récemment libéré de prison, vise à faire d’Ennahdha un mouvement à la fois, « ouvert [sur l’extérieur] et enraciné dans la société ».
Ses membres le reconnaissent aujourd’hui, à demi-mot : entre 1986 et 1991, ils ont commis une grave erreur en tentant de précipiter un changement de régime. Pourtant, en dépit du discours libéral et démocratique de certains de ses dirigeants, le mouvement semble bel et bien camper sur des positions plutôt conservatrices. Depuis son dernier congrès, en 2001, des dissensions se manifestent entre, d’un côté, les partisans du « renouvellement » et de la « refondation », qui se recrutent principalement dans les jeunes générations (beaucoup ont fait des études dans des universités européennes et américaines), et, de l’autre, la vieille garde militant pour la « sauvegarde ».
Dans une tribune publiée par le site d’information tunisnews.com, organe de l’opposition plurielle, le dirigeant islamiste Habib Mokni (qui réside en Allemagne) déplore ainsi « l’incapacité d’Ennahdha à attirer de nouveaux adhérents en nombre suffisant », mais aussi « l’exacerbation des tendances autonomistes en son sein » et « les difficultés qu’il éprouve à réunir régulièrement ses instances et à élaborer son projet politique ». « Dans notre discours, fait-il observer, les concepts dominants sont l’éducation, la préservation et la défense de l’identité. Alors qu’au Maroc, par exemple, le Parti de la justice et du développement (PJD) met davantage l’accent sur le renouvellement, l’interprétation (ijtihad), l’initiative et la participation. » Ce conservatisme, le dirigeant islamiste tunisien l’assimile à un réflexe d’autoconservation face à la montée de l’islamisme djihadiste, lequel n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’impuissance, le défaitisme et la trahison de l’islamisme politique.
Dans une tribune publiée par le même site, un internaute utilisant le pseudonyme de « Balha Boujadi » s’adresse en termes peu amènes aux « obscurantistes rétrogrades » qui, selon lui, dirigent actuellement Ennahdha : « Depuis vingt-cinq ans, écrit-il, vous êtes les plus nombreux, c’est vrai, car les imbéciles ne manquent pas dans ce pays. Vous êtes aussi des spécialistes en dévoration des cerveaux des pauvres gens et des jeunes en manque de repères. » L’internaute se fait manifestement l’écho des craintes de nombre d’intellectuels de gauche face au réveil de l’islamisme politique dans les universités, les syndicats et la société civile. Confondant allègrement islam politique et djihadisme pour les besoins de sa démonstration, il brosse un tableau franchement sombre de la société tunisienne d’aujourd’hui. Il s’en prend notamment à « tous ces jeunes qui ne lisent que le Coran, ne regardent que les télés intégristes et répètent à la lettre les discours du misérable Ben Laden », qui « ne connaissent ni Gandhi ni Luther King ni Che Guevara ni Tahar Haddad ni Abou Kacem Chebbi » et ne sont en définitive que « des têtes vides obsédées par le djihad, la vengeance, la haine et le racisme ».
En dépit de son ton délibérément provocateur et outrancier, cette ?diatribe devrait quand même inciter au débat.
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