Familles riches cherchent continent à adopter
Discrètement mais sûrement, les plus grandes fortunes occidentales se tournent vers l’Afrique. Une tendance de fond qui va s’accélérer.
En octobre, la famille Ruggieri, l’une des cent premières fortunes françaises, prenait dans la plus grande discrétion le contrôle d’Onomo, une chaîne hôtelière en pleine expansion sur le continent. Désormais actionnaire à 88 % de ce groupe, elle entend investir 50 millions d’euros en fonds propres durant les six prochaines années pour développer une vingtaine d’établissements dans un secteur qui pourrait devenir l’un des plus porteurs en Afrique.
L’histoire commence en 2008. Après un premier voyage d’exploration en Asie, les dirigeants du holding Batipart, acteurs importants de l’immobilier français à travers la société foncière Eurosic, effectuent un séjour « initiatique » sur le continent. Leur objectif ? Évaluer la possibilité pour la famille Ruggieri, actionnaire principal de Batipart, d’y investir. Convaincus par le dynamisme démographique et les perspectives de développement de la classe moyenne, ils décident d’accompagner Philippe Colleu et Christian Mure dans le lancement de la société hôtelière panafricaine.
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Certes, l’intérêt des riches familles françaises pour le continent n’est pas nouveau. Ainsi, Vincent Bolloré, 7e fortune de l’Hexagone selon le magazine Challenges, y avance ses pions avec succès depuis plus de cinquante ans. Bolloré Africa Logistics pèse aujourd’hui près du quart du chiffre d’affaires total du groupe familial (un peu plus de 10 milliards d’euros en 2012). De même, Pierre Castel, classé 8e, a bâti un empire dans les brasseries en Afrique. On peut également citer Jean-Claude Mimran, 34e selon Challenges, dont le groupe familial du même nom est un géant de l’agroalimentaire en Afrique de l’Ouest.
Mais le décollage économique du continent a entraîné un regain d’intérêt chez les grandes fortunes occidentales en quête de diversification… et de rendement. Jean-Paul Rame, ancien directeur de Société générale Private Banking pour l’Afrique, le confirme : « Les family offices [sociétés spécialisées dans la gestion de fortunes familiales] disposent de beaucoup de liquidités, mais rencontrent des problèmes de rentabilité hors de l’Afrique. Seul le continent peut offrir des retours moyens de 30 %, voire 50 % par an sur les capitaux investis. »
Héritier
Ainsi, la famille Grosman (229e fortune française), qui contrôle le groupe de prêt-à-porter Celio, souhaiterait y investir. Un banquier d’affaires assure que le principal héritier de la famille De La Rue, ancien propriétaire du groupe britannique du même nom, a fait du continent l’une de ses cibles principales. Jacky Lorenzetti lui-même, à la tête de 400 millions d’euros selon Challenges, aurait également l’Afrique dans son viseur. Le Groupe Arnault, holding de la famille éponyme (1re fortune de l’Hexagone), cherche lui aussi à diversifier ses placements en Afrique. Les familles David-Weill et Stern regardent également le continent de près. Certaines de ces familles, contactées pour commenter ces informations, n’ont pas répondu. Logique, puisque la discrétion est une règle fondamentale pour ces nouveaux acteurs du financement en fonds propres en Afrique.
John Coors
(One Thousand & One Voices)
Après plus de vingt ans consacrés à des activités humanitaires en Afrique, John Coors, 56 ans, héritier du fondateur du célèbre brasseur américain Coors Brewing Co., qu’il préside, a décidé de se tourner vers le private equity. Il a lancé One Thousand & One Voices, un fonds qui prévoit d’investir 300 millions de dollars (220,7 millions d’euros) levés auprès de familles fortunées, américaines pour la plupart, sur le continent.
Ariane et Benjamin de Rothschild
(CBR)
Né en 1963, Benjamin de Rothschild est l’héritier de la branche la plus prospère des Rothschild (banque, vins…). Estimée à 2,5 milliards d’euros, sa fortune le place en 19e position en France. Il est marié à Ariane Langner, qui a passé une partie de sa jeunesse dans l’ex-Zaïre et s’implique fortement dans les activités africaines de la compagnie de son mari, la CBR.
Famille Ruggieri
(Batipart)
Charles Ruggieri a cofondé et développé Korian, l’un des premiers groupes européens de maisons de retraite, et Foncière des régions, un géant de l’immobilier de bureau. C’est son fils Julien qui dirige les activités africaines de Batipart, le holding familial.
Les frères Grosman
(Celio)
Marc et Laurent Grosman, 58 et 53 ans, ont créé la marque de prêt-à-porter Celio en 1985. Ils contrôlent entièrement ce groupe qui réalise un chiffre d’affaires d’environ 700 millions d’euros. Leur fortune, qui s’élève à 200 millions d’euros, occupe la 229e position en France selon le magazine Challenges.
Comment ces familles procèdent-elles pour obtenir le rendement attendu dans un environnement qui leur est bien souvent étranger ? Certaines s’implantent directement, à travers leur holding personnel, à l’instar des Ruggieri. Mais cette stratégie suppose une bonne connaissance du continent ou du secteur dans lequel investir. Comme l’explique Henri de Villeneuve, fondateur de Cobasa, une société qui conseille les investisseurs étrangers en Afrique, « les family offices ont un problème : ils sont installés en Europe et n’ont aucune expérience du terrain. Il y a donc beaucoup d’argent disponible, mais il est difficile de le canaliser ». D’après François Mollat du Jourdin, fondateur de MJ & Cie, société basée à Paris, « les Bourses du continent [qui pourraient offrir des possibilités à ces fonds] restent trop étroites et insuffisamment matures ». De fait, l’option qui semble l’emporter consiste à injecter de l’argent dans des fonds spécialisés sur l’Afrique. Sur les 145 millions d’euros déjà levés par le fonds Amethis Finance, créé par Laurent Demey et Luc Rigouzzo, deux anciens de Proparco, et la Compagnie Benjamin de Rothschild (CBR), 70 proviennent de familles fortunées.
Dollar
L’Américain John Coors, héritier des brasseries Coors Brewing Co., a lui aussi créé une offre spécifique pour les familles fortunées intéressées par le continent. Après plus de vingt années passées à sponsoriser des activités humanitaires en Afrique, il a décrété qu’il « ne donnerait plus un dollar aux ONG de développement ». Persuadé que « pour créer de l’emploi, il faut financer l’activité économique », il a lancé One Thousand & One Voices, un fonds spécialisé qui, selon Hendrik Jordaan, son PDG, est en passe d’atteindre son objectif : lever 300 millions de dollars (220,7 millions d’euros) à destination d’entreprises familiales africaines. Parmi les contributeurs, une quinzaine de familles, américaines pour la plupart. « Les family offices américains qui investissaient auparavant en Asie du Sud-Est s’intéressent maintenant à l’Afrique, l’un des derniers marchés à conquérir », confirme Ziyad Bundhun, directeur général de Rogers Capital, le pôle de services financiers du mauricien Groupe Rogers.
Avantages
Pour les entreprises africaines, ces nouveaux investisseurs offrent un avantage : ils sont plus souples, notamment en matière de délais de sortie du capital. Alors que les fonds « traditionnels » ne restent que pour une durée déterminée (cinq à sept ans en général), « nous, nous pouvons détenir un actif pendant vingt ans s’il le faut », explique Hendrik Jordaan. Une caractéristique qui peut faire la différence sur un continent où, de l’avis des entrepreneurs, leurs sociétés ont besoin d’investissements de plus long terme pour réussir. Mais l’avantage de ce partenariat n’est pas uniquement financier, ces familles apportent aussi avec elles une vision entrepreneuriale des affaires.
Johnny El Hachem « Nos investisseurs s’engagent par conviction »
Impliqué dans le partenariat qui a donné naissance au fonds Amethis Finance, le Libanais décline sa stratégie : diversifier les placements sur les plans géographique et sectoriel.
Fondée en 1989 et basée à Genève, la Compagnie Benjamin de Rothschild (CBR), membre du Groupe Edmond de Rothschild, est à l’origine, avec Luc Rigouzzo et Laurent Demey, deux anciens de Proparco, d’Amethis Finance. Cette société d’investissement consacrée à l’Afrique rassemble à son tour de table de nombreux family offices européens. Le Libanais Johnny El Hachem, onze ans de maison, directeur général de CBR, répond aux questions de J.A.
Jeune Afrique : Les grandes fortunes familiales européennes s’intéressent-elles réellement à l’Afrique ?
Johnny El Hachem : Oui. Les investisseurs se sont engagés avec conviction à travers le fonds Amethis pour profiter de l’amélioration de l’environnement macroéconomique du continent. Certaines familles connaissent déjà l’Afrique, d’autres non : elles recherchent notre expérience sur le continent. Elles sont européennes (françaises, belges, espagnoles, suisses, italiennes…), mais aussi marocaines, libanaises…
Cette tendance va-t-elle s’accélérer ?
En général, les familles qui investissent sur le continent cherchent la diversification et le rendement économique, tout en veillant à avoir un impact réel aux niveaux environnemental et social. Or l’Afrique présente l’ensemble de ces possibilités et reste l’une des seules zones au monde à connaître une croissance naturelle, sans recourir à des mécanismes à effet de levier. Pour toutes ces raisons, elle va continuer à attirer cette classe d’investisseurs.
D’où est venu l’intérêt de Rothschild pour le continent ?
Ariane et Benjamin de Rothschild y sont très actifs depuis longtemps. Quand nous avons rencontré Luc Rigouzzo et Laurent Demey, leur grande expérience du private equity africain nous a confortés dans notre approche. Il existe un décalage entre la perception du risque et sa réalité sur le continent. Nous croyons à la stabilité du contexte macroéconomique et à l’émergence d’une classe moyenne. Ainsi, tout investissement dans les secteurs de la consommation urbaine – dans les pays où le revenu par habitant et la diversification économique sont élevés – peut être prometteur en matière de rendement.
Quels sont les facteurs clés du succès pour un family office qui investit en Afrique ?
Il faut se diversifier, à la fois sur un plan géographique et sur un plan sectoriel. Pour y parvenir, il faut passer par des fonds plutôt que réaliser des transactions directement, et ce en privilégiant les équipes expérimentées et les relais locaux.
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