Le nouveau visage du Nigeria
Elle avait été appelée par le président Obasanjo au ministère des Finances. La « madame Propre » de l’un des États les plus corrompus au monde se voit confier une nouvelle tâche : diriger la diplomatie de son pays. Portrait.
Quelle ne fut pas la surprise de Ngozi Okonjo-Iweala, le 21 juin, d’apprendre qu’elle quittait le ministère fédéral des Finances du Nigeria pour celui des Affaires étrangères ! Avertie quelques minutes avant l’annonce officielle, elle était encore toute à la joie de fêter le retrait de son pays de la liste de ceux qui ne luttent pas efficacement contre la corruption (décidé la veille par le Groupe d’action financière, Gafi). Elle n’a pas tout de suite compris le remaniement effectué par le président Olusegun Obasanjo. À quelques jours du troisième anniversaire de son entrée dans le gouvernement en juillet 2003, elle n’estimait pas son travail terminé. Mais elle peut se réjouir de voir que celle qui lui succède, la vice-ministre aux Finances Nenadi Usman, ne devrait pas modifier substantiellement l’orientation qu’elle a donnée à la politique économique de son pays.
Son arrivée à la tête de la diplomatie lui permettra de « vendre » les progrès enregistrés par le Nigeria depuis quelques années. Elle lui donne surtout une meilleure visibilité à l’étranger et une place de choix dans la campagne pour la présidentielle de 2007. En attendant, voici Ngozi Okonjo-Iweala appelée à s’adapter aux couloirs feutrés de la diplomatie et à s’accommoder du rôle de « VRP de luxe », qu’elle ne connaît guère. Elle a jusqu’ici préféré s’effacer derrière ses dossiers ou son entourage. « Avant toute chose, je tiens à ce que vous mentionniez le rôle de mes collaborateurs. Je suis peut-être la patronne de l’équipe, mais je ne travaille pas seule », expliquait-elle quelques jours avant de changer de fonctions.
Et, assise à une table du bar d’un hôtel parisien où elle séjourne à l’occasion des 50 ans du Club de Paris, la petite dame d’épeler scrupuleusement le nom et les attributions de quatre de ses collaborateurs. Elle ne consent à parler d’elle qu’à cette condition et si l’on souligne aussi le rôle « fondamental », dit-elle, de « son président, Olusegun Obasanjo ». « Rien n’aurait été possible sans son soutien et son engagement dans les réformes que nous avons lancées. »
Derrière ses petites lunettes ovales, l’ancienne vice-présidente à la Banque mondiale regarde son interlocuteur droit dans les yeux et fait le bilan : dette bilatérale annulée à 60 %, croissance du PIB multipliée par deux pour passer à 7,6 %, diversification de l’économie, gain de six places dans le classement de Transparency International (TI) sur la perception de la corruption, des centaines de malfrats en prison – y compris des ministres trop gourmands La liste est longue (voir pp. 92).
Ngozi Okongo-Iweala, 52 ans, a beau souffrir de la chaleur sous la coiffe assortie à son boubou bleu et noir, qu’elle préfère souvent au tailleur occidental, elle est bien dans sa peau. Et ne se laisse pas divertir par son assistant personnel (un jeune cadre issu de la Banque mondiale) qui vient lui essuyer le front. La chaleur du mois de juin parisien n’en est pas l’unique raison. La ministre est affable, souriante et sympathique, mais il est des sujets qui fâchent. Et qui l’amènent à répondre sèchement : « J’aimerais qu’on ne revienne pas sans arrêt sur le passé », quand on évoque les tensions initiales avec le président Obasanjo*. Elle préfère parler de « choses sérieuses ». Ainsi de la bataille qu’elle a menée avec le chef de l’État dans toutes les chancelleries occidentales pour faire annuler la dette du pays. Ainsi de son combat fondateur contre la corruption. « On n’aura jamais fini de lutter contre ce fléau. Mais les choses progressent », estime-t-elle.
Pour preuve de ce qu’elle dit, elle ouvre fièrement sur la table le « best-seller le plus ennuyeux du monde », un recueil de chiffres que son ex-ministère publie régulièrement. Il récapitule les revenus versés à chacun des trente-six États de la fédération. « Les gens ont le droit de savoir. Et peu importe qu’Okonjo-Iweala ne soit plus là, qu’Obasanjo soit parti, les Nigérians demanderont à nos successeurs ce qu’ils sont en droit de connaître. Je ne dis pas que la personnalité des politiques ne compte pas, mais regardez les nations développées, elles ont des institutions qui perdurent, quel que soit le chef de l’État. Quand Chirac partira, la France restera la France. »
Démocratie, bonne gouvernance, transparence Okonjo-Iweala est en terrain de connaissance. À la Banque mondiale, deux décennies durant, ces principes ont été son bréviaire, et elle gardera cette arme face aux bailleurs de fonds ou aux chancelleries occidentales. « L’expérience acquise dans cette institution est inestimable. J’ai voyagé partout, j’ai été directrice-pays dans sept États asiatiques au moment de la crise financière de la fin des années 1990. Je vois ce qui ne va pas, je connais les erreurs à ne pas répéter. » De fait, Ngozi Okonjo-Iweala est une femme de dossiers, de terrain, d’expérience, qui connaît sa propre valeur mais lui préfère celle, suprême, du travail. Elle n’en oublie pas pour autant de soigner son image, et, surtout, celle de son pays. La réussite passe par là.
Son séjour aux Finances lui a permis d’apprendre à se frotter aux médias. Elle connaît leur propension à simplifier, à caricaturer, à faire et défaire les réputations. Excepté quelques épisodes malheureux à son arrivée sur l’importance de ses émoluments, elle n’est pas à plaindre. De Washington à Abuja, en passant par Londres ou Johannesburg, elle se plie de bonne grâce aux interviews et compte aujourd’hui parmi les personnalités politiques africaines les plus admirées. En 2004 et 2005, elle a été élue « ministre de l’année » par l’un des plus grands quotidiens de son pays, This Day. Toujours en 2004, le magazine américain Time l’a classée parmi les « héros » du monde, dans la catégorie « réformateur ».
La nouvelle chef de la diplomatie nigériane sait garder son sang-froid et reproche même aux médias de la porter aux nues alors qu’ils continuent de dénigrer ses concitoyens. « Comment peut-on généraliser si rapidement et prétendre que les 150 millions de Nigérians sont tous des criminels ? Quand des malfrats font exploser un pipeline dans le Delta du Niger, la chaîne CNN prétend que c’est à cause de la corruption et de la pauvreté. Quand des bandits siphonnent des réservoirs de Jeep en Californie, on dit seulement que ce sont des gens malhonnêtes. Je n’accepte pas qu’à cause d’une infime minorité de délinquants tous les Nigérians soient traités ainsi. »
La grandeur de son pays est un sujet sur lequel celle qui devra désormais en persuader le reste du monde peut s’attarder longtemps. Elle vivait aux États-Unis depuis plus de trente ans quand Obasanjo lui demande de rejoindre son gouvernement, un jour de juillet 2003. Mais elle n’a rien oublié de sa patrie. « Pendant tout ce temps, il ne s’est quasiment pas passé une seule année sans que nous nous rendions, ma famille et moi, au Nigeria », explique-t-elle avec une pointe d’accent qui vient pimenter son anglais académique. Et Okonjo-Iweala de préciser : « Je n’ai même pas de carte verte [permis de séjour permanent américain, NDLR]. Je n’ai jamais demandé la nationalité américaine. Je voyage avec un visa de tourisme sur mon passeport diplomatique ! » Son rire envahit la petite pièce et ravive les souvenirs de l’enfance. Ils ne sont pas tous heureux.
Quand la guerre du Biafra éclate en 1967, Ngozi a 13 ans. Son père (un Igbo) est professeur d’économie, et sa mère enseigne la sociologie à l’université, à Enugu. Elle grandit entre Ibadan, au nord de Lagos, et Enugu, la capitale de l’éphémère République du Biafra. Son père s’engage dans l’armée sécessionniste, tandis que sa mère met sur pied la seule école que connaîtra le jeune État. Malgré les dangers, les maladies et la pauvreté, la famille reste unie. Ngozi ne quitte ses quatre frères et surs qu’à l’âge de 18 ans, une fois la guerre finie, pour rejoindre l’université Harvard. Une maîtrise d’économie en poche, elle obtient une bourse pour sa thèse sur les marchés financiers des zones rurales du Nigeria au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston. Avec, en tête, l’idée de pouvoir servir son pays ? Pas dans l’immédiat, en tout cas. Mariée à son ami d’enfance, un chirurgien nigérian lui aussi installé à Washington, elle entre à la Banque mondiale en 1982. Elle y grimpe tous les échelons, voyage dans le monde entier pour, en 2003, être nommée vice-présidente et secrétaire générale de l’institution. C’est la première femme à accéder à ce poste.
Alors, quand Olusegun Obasanjo, par l’intermédiaire du « boss » d’alors, James Wolfensohn, lui demande de venir lui prêter main-forte, elle n’en revient pas. Le président avait été impressionné par une étude qu’Okonjo-Iweala avait réalisée sur les réformes économiques à mener, en 2000. « L’idée de devenir ministre ne m’avait jamais traversé l’esprit et j’étais dans un tout autre plan de carrière », confie-t-elle aujourd’hui. Le plus jeune de ses quatre enfants est encore au lycée, et la perspective de quitter sa famille ne l’enchante guère. Mais on ne refuse pas le maroquin des Finances de son pays, surtout quand il est offert sur un plateau et que la tâche principale sera de mettre en uvre les réformes qu’on a soi-même conçues. La battante – une qualité, a-t-elle avoué un jour, héritée de son père – fait donc le choix des allers-retours Abuja-Washington.
« Au début, je retournais chaque mois voir mes enfants. Aujourd’hui, je n’ai plus le temps. On s’organise, avec mon mari, pour se retrouver en Europe ou ailleurs. C’est vrai que c’était pour moi un grand sacrifice, mais je ne regrette rien. » Après tout, ses enfants semblent se débrouiller très bien sans elle. Uzodinma, par exemple, à peine 24 ans, étudie encore les lettres à Harvard, mais il est déjà un écrivain reconnu par les plus grands (« Ce type sera très bon », a dit de lui Salman Rushdie). L’il rivé sur la couverture du premier roman de son rejeton, Beasts of No Nation, un récit sur les enfants-soldats, elle murmure : « Vous savez, j’éprouve davantage de fierté d’entendre : Vous êtes la mère d’Uzo, le célèbre auteur, que quand on me dit : Vous êtes ministre d’un des plus grands pays d’Afrique. » Elle est intarissable de louanges sur son mari et sa famille (« si compréhensifs »).
Comme elle l’a expliqué à un journaliste du quotidien britannique The Guardian, Ngozi Okonjo-Iweala a bien mis son ego dans son sac à main Mais il est vrai, sa fonction l’oblige à la retenue. Dans tous les palais du monde, il ne faut jamais faire d’ombre à celui qui est au sommet. Les membres de l’équipe nommée en 2003 par le président – et qui sont probablement derrière la nomination d’Okonjo-Iweala aux Affaires étrangères pour avoir mis leur démission sur la balance si elle était tout simplement limogée – n’ont d’ailleurs pas à pâlir devant le parcours de leur « patronne ». Nuhu Ribadu, le président de la Commission des crimes économiques et financiers, est avocat et ancien chef des enquêtes criminelles de la police nigériane. Oby Ezekwesili (la cofondatrice de Transparency International), ministre des Minéraux devenue en sus celle de l’Éducation le 21 juin, s’est chargée de mettre en place l’initiative « Publish what you pay », qui oblige les entreprises du secteur minier à la transparence. Mansur Muhtar, le directeur général du bureau de la gestion de la dette, est aussi diplômé de Harvard et coauteur d’un ouvrage sur la dette avec Okonjo-Iweala. Au Nigeria, les cerveaux ne fuient jamais longtemps
Muhtar était du voyage à Paris, où la délégation ne comptait que trois personnes. Ngozi Okonjo-Iweala tient à rester discrète et économe. Elle ne se met en avant que pour promouvoir la bonne cause et redorer l’image détestable de son pays à l’étranger. « C’est probablement une qualité féminine, ose-t-elle. Les femmes sont en général plus honnêtes, plus concentrées sur leur travail et, surtout, moins égocentriques que les hommes. » C’est peut-être pour cela qu’elle se réjouit encore de l’élection d’« Ellen » (Johnson-Sirleaf) à la tête du Liberia – une ancienne collègue de la Banque. Et se félicite du nombre de plus en plus important de femmes qui arrivent au pouvoir en Afrique.
De là à exprimer la même ambition que le chef de l’État libérien, il n’y a certes qu’un pas, qu’elle se garde de franchir. Mais elle reste « persuadée que les femmes doivent se porter candidates quand elles en ont la possibilité. Les Africains pensent trop souvent qu’elles sont incapables » Ngozi Okonjo-Iweala est, manifestement, la preuve vivante du contraire. Et sa nomination surprise aux Affaires étrangères pourrait en réserver bien d’autres.
* Quand Obasanjo lui a retiré les portefeuilles du Budget et du Trésor, elle a menacé de rendre son tablier de ministre des Finances si on ne lui donnait pas les moyens de mener son programme. Et a fini par obtenir gain de cause.
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