La vie quotidienne à Bagdad

Un rapport pas comme les autres adressé le 6 juin par Zalmay Khalilzad à Condoleezza Rice s’est mystérieusement retrouvé dans le Washington Post puis dans The Independent de Londres.

Publié le 4 juillet 2006 Lecture : 9 minutes.

Le document qu’on va lire est exceptionnel à plus d’un titre. D’abord, par les qualités de son auteur et de son destinataire : il s’agit d’un télégramme adressé le 6 juin dernier par Zalmay Khalilzad, l’ambassadeur des États-Unis en Irak, à Condoleezza Rice, la secrétaire d’État. Ensuite, par son contenu : ce sont des scènes de la vie quotidienne saisies sur le vif à Bagdad. Les acteurs ne sont autres que les employés irakiens de l’ambassade. Des femmes et des hommes, au nombre de neuf, qui racontent ce qui se passe en dehors de la Zone verte.
Enfin, ce télégramme diplomatique pas comme les autres, le Washington Post se l’est procuré dans des circonstances qui n’ont pas été révélées et l’a publié le 18 juin. Il a été également reproduit par The Independent de Londres dans son édition du 20 juin.
Que nous apprend-il de nouveau ? La situation à Bagdad vue de l’ambassade américaine elle-même n’a rien à voir avec les discours de George W. Bush qui se veulent rassurants. Entre l’insécurité, les pénuries et la montée des conflits communautaires, la vie devient littéralement infernale. Les forces d’occupation, tout comme les autorités irakiennes, ne contrôlent plus rien. C’est le règne des milices et de divers groupes islamistes, pas toujours identifiables. Les femmes sont non seulement obligées de s’abriter derrière le voile, mais elles doivent aussi s’abstenir de conduire leur voiture ou d’utiliser un portable. Les hommes ne sont pas oubliés : ils ne peuvent plus porter de short ou de jeans. On pense aussi aux enfants : plus question de jouer au ballon en culotte courte À l’intérieur des foyers, les conditions de vie ne se sont guère meilleures : dans tel quartier, on n’a droit à l’électricité qu’une heure toutes les six heures ; dans tel autre, on en a été totalement privé un mois durant. Mais il suffit d’habiter dans le voisinage d’un ministre pour bénéficier de la lumière vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pendant ce temps, les expulsions pour cause de différence ethnique ou religieuse se poursuivent de plus belle.
En prenant connaissance du document Zalmay, on se dit que les Américains, qui savent parfaitement ce qui se passe en Irak, ne se font plus guère d’illusions et doivent songer sérieusement à plier bagage. Mais dans quel état vont-ils laisser le pays ?
1. Les Irakiens travaillant à la direction des Affaires publiques affirment que les groupes islamistes et les milices perturbent gravement la vie quotidienne. Le harcèlement qu’ils exercent sur la population concernant la bonne manière de s’habiller se fait de plus en plus insistant. Ils disent également que les coupures d’électricité et le prix de l’essence ont dégradé leur qualité de vie.
2. Selon deux de nos trois employés femmes, le harcèlement s’est intensifié depuis la mi-mai. L’une ?d’elles, une chiite qui préfère se vêtir à l’occidentale, s’est vu conseiller par un inconnu dans son quartier à Bagdad de porter le voile et de ne plus conduire sa voiture. Certains groupes, dit-elle, vont jusqu’à inciter les femmes à se couvrir le visage, une mesure que même les conservateurs en Iran n’ont pas prise.
3. Une autre employée, sunnite quant à elle, raconte qu’on harcèle les femmes dans son quartier en leur disant de se couvrir et de cesser d’utiliser les portables. Le chauffeur de taxi qui la conduit chaque jour dans la Zone verte lui a annoncé qu’il ne pourrait plus l’accompagner si elle ne se couvrait pas la tête. Une femme qui travaille au service culturel a dû porter une abaya (robe traditionnelle) après avoir reçu des menaces directes.
4. Les femmes disent qu’elles ne peuvent pas identifier les groupes qui font pression sur elles. Les avertissements proviennent d’autres femmes et parfois d’hommes, aussi bien sunnites que chiites, mais qui se font pressants. Certains ministères – en particulier celui des Transports – contrôlé par un partisan de Moqtada Sadr, imposent aux femmes de porter le hijab au bureau.
5. À en croire les fonctionnaires irakiens de l’ambassade, il devient dangereux pour les hommes de sortir en short, et on ne permet plus aux enfants de jouer dehors en culotte courte. Et il arrive même que ceux qui portent des jeans se fassent agresser.
6. Un collègue nous a suppliés de secourir une voisine qui, en mai, a été chassée du domicile qu’elle occupait depuis trente ans sous prétexte d’appliquer une loi tombée en désuétude. La femme, une Kurde chiite, n’a pas d’endroit où aller, mais les tribunaux ne lui ont apporté aucune aide contre cette nouvelle manifestation de pouvoir. Certaines expulsions seraient la riposte du nouveau gouvernement à majorité chiite à des opérations similaires menées dans d’autres régions d’Irak par les Kurdes à l’encontre des Arabes. (Le directeur d’un journal arabe nous a confié qu’il préparait une enquête fouillée sur le nettoyage ethnique qui sévit dans la plupart des provinces tandis que les partis politiques et leurs milices s’engagent dans la spirale des représailles, rendant coup pour coup.)
7. La température à Bagdad est déjà montée à 46 °C. Tous les employés confirment que la dernière semaine de mai, ils n’ont eu qu’une seule heure d’électricité toutes les six heures. Début juin, la situation s’est légèrement améliorée. À Hal al-Chaab, l’électricité était récemment fournie à raison d’une heure sur trois. On relève ailleurs les mêmes variations. À Bab al-Nuaatham, un quartier du centre de Bagdad, la population n’a pas eu de courant pendant tout un mois. Ce sont les secteurs qui se trouvent dans le voisinage des hôpitaux, des sièges des partis ou de la Zone verte qui sont les mieux approvisionnés. L’un de nos fonctionnaires raconte qu’une amie qui habite près de chez un nouveau ministre a constaté que, dès le lendemain de la nomination de ce dernier, l’électricité avait été rétablie dans l’immeuble vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
8. Tous les employés compensent l’absence d’électricité urbaine en s’arrangeant avec un voisin possédant un générateur : ils se branchent, contre le paiement d’une redevance mensuelle. Un employé paie 7 500 dinars [environ 4 euros] le kilowatt. Sa famille dispose ainsi de huit heures de courant par jour, avec arrêt à 14 heures.
9. Autre phénomène : les queues devant les pompes à essence. Un employé a attendu douze heures avant d’être servi. Un autre confirme que le manque de carburant devient insupportable et que le prix du litre au marché noir tourne désormais autour de 1 000 dinars (le prix subventionné est 250 dinars).
10. Un employé nous a informés que son beau-frère a été enlevé. L’homme a été libéré par la suite, mais sa famille a quand même souffert. Un autre employé, une Kurde sunnite, a reçu indirectement une menace de mort en avril. Elle a pris un congé prolongé avant de s’installer à l’étranger avec sa famille.
11. En avril, les employés ont commencé à constater un changement dans l’attitude des gardes aux postes de contrôle de la Zone verte. Ils se comportaient parfois comme des milices et affichaient le même mépris. Une employée nous a demandé de lui délivrer une carte de presse parce que, chaque fois qu’elle doit traverser le poste de contrôle, les gardes mettent son badge bien en vue, en lançant distinctement : « ambassade ». Une telle information, entendue par les « méchants », équivaut à une condamnation à mort.
12. Sur les neuf personnes employées en mars, seules quatre ont révélé à un membre de leur famille qu’ils travaillaient à l’ambassade. Quand on appelle au téléphone un collègue irakien en dehors des heures de travail, il vous répond en arabe, une manière d’indiquer qu’il ne peut pas parler ouvertement en anglais.
13. On ne peut pas appeler les employés le week-end ou les jours fériés sans mettre en péril leur « couverture ». Une Arabe sunnite nous a dit que les pressions familiales sont fortes et qu’il est très difficile de ne pas pouvoir parler de son travail. Elle a raconté à sa famille qu’elle était en Jordanie lorsque nous l’avons envoyée en formation aux États-Unis. Le mal qu’on dit des Américains chez elle lui rend la vie impossible. Elle nous a confié à la mi-juin que la plupart des membres de sa famille sont persuadés que les États-Unis – lesquels sont censés contrôler totalement le pays et tolérer la crise en cours – sont en train de punir la population comme Saddam l’avait fait. À ceci près que ce sont maintenant les sunnites et les plus démunis parmi les chiites qui sont les plus visés.
14. Certains membres de l’équipe évitent d’emporter chez eux leur portable américain qui ferait d’eux une cible. Avec leurs amis, ils utilisent des pseudonymes et ne les contactent qu’en utilisant des portables irakiens. Depuis au moins six mois, il nous a été impossible de trouver au sein de l’équipe un Irakien qui accepte de faire l’interprète lors d’une conférence de presse télévisée.
15. Nous avons entrepris de détruire les documents contenant les pseudonymes utilisés par l’équipe. En mars, quelques-uns de ses membres nous ont demandé quelles dispositions nous avions prévu pour eux en cas d’évacuation.
16. Les distinctions ethniques et religieuses deviennent une donnée courante dans les informations. Une employée chiite nous a dit fin mai qu’elle ne peut plus regarder les journaux télévisés avec sa mère sunnite qui ne cesse de dire du mal du gouvernement dirigé par les chiites. Beaucoup de membres de sa famille ont quitté le pays ces dernières années. Ce mois-ci, c’est une deuxième sur, estimant que l’avenir ici devient trop sombre, qui s’est exilée en Égypte.
17. Avec comme toile de fond une société disloquée, tension et morosité se sont accrues. Ici, une sunnite se fait insulter par une autre femme, chiite, à cause de sa tenue visiblement « libérale ». Un collègue nous a confié qu’il était totalement effondré : il ne pouvait pas faire soigner son fils âgé de 2 ans, asthmatique, et qui n’arrivait pas à dormir dans la chaleur étouffante.
18. Selon un autre employé, la vie en dehors de la Zone verte devient très éprouvante. « Chaque soir », il doit assister à un enterrement. Comme d’autres collègues, il a à charge sa petite famille et sa grande famille. Il insiste sur le « poids de ses responsabilités, le stress provoqué par tous ceux qui acceptent de moins en moins la présence de la coalition et ne supportent plus les menaces quotidiennes ».
19. Chaque jour, les membres de l’équipe doivent s’enquérir des conditions de leur sécurité lorsqu’ils se déplacent. Souvent, lorsqu’ils voyagent loin de leur quartier, ils sont obligés d’adopter la tenue, le langage, le comportement de la région où ils se trouvent. Lorsqu’on s’aventure à Sadr City, on doit se munir d’un accoutrement et d’un jargon très particuliers.
20. Depuis les attentats de Samarra, les Bagdadis ont affiné les moyens de survie. Le vocabulaire a changé. Notre équipe – comme nos contacts – a commencé à modifier ses comportements pour éviter les assas, ces informateurs qui guettent les « étrangers » dans les quartiers. Cette mentalité gagne du terrain, car les forces de sécurité ne parviennent pas à gagner la confiance de la population.
21. Selon nos collègues, la sécurité et les services sont désormais confiés à des « privés » dont les allégeances demeurent incertaines. Ceux qui chapitrent les citoyens sur leur tenue vestimentaire ne sont jamais identifiés. La sécurité personnelle dépend des bonnes relations qu’on entretient avec les maîtres du « quartier » qui barricadent les rues et en éloignent les étrangers. Les gens n’ont plus confiance en leurs voisins.
22. Un résident de Karrada, une région chiite et chrétienne, nous a dit que les « étrangers » sont arrivés et contrôlent désormais les mukhtar (« maires »).
23. Bien que nos collègues s’imposent un comportement professionnel, des tensions se manifestent. Nous constatons que leurs craintes sont en train de renforcer les dissensions religieuses et les solidarités ethniques. Les employés vivent dans un tel état d’inquiétude que nous craignons qu’ils n’exagèrent ce qui se passe ou qu’ils n’essaient de nous persuader de voir le monde comme eux. L’objectivité, la politesse et la logique qui doivent prévaloir dans un endroit où l’on travaille risquent de souffrir si les pressions sociales qui s’exercent en dehors de la Zone verte ne sont pas maîtrisées.

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