Dans les ruelles de Ghardaïa
À 600 km au sud d’Alger, la vallée du M’Zab traverse un vaste plateau rocheux débouchant sur le Sahara. Un monde à part.
La légende raconte qu’une jeune fille du nom de Daïa vivait seule dans une grotte, abandonnée de tous parce qu’elle était enceinte. Passant par là, le cheikh Sidi Bou Gdemma s’arrêta, voyant de la fumée s’échapper de la caverne. Séduit par la beauté de la jeune fille, il la demanda en mariage. Tous deux fondèrent alors Ghardaïa, dont le nom signifie « Grotte de Daïa ». Ghardaïa, construite au milieu du XIe siècle, est aujourd’hui la capitale du M’Zab. La grotte existe toujours et les femmes viennent y prier en évoquant Lalla Saliha, « la dame qui rend les choses faciles ». La poussée démographique aidant, une ville moderne s’est développée à côté, avec ses administrations, son hôpital, ses cybercafés, etc. Mais dans l’ancienne cité flotte encore un air de légende, et l’on se laisse rapidement prendre par son charme désuet. Dans ses ruelles fraîches et lumineuses, des magasins hors d’âge sont tenus par des vieillards s’exprimant, pour la plupart, dans un français parfait. Ils portent le costume traditionnel mozabite : pantalon bouffant, gilet et calotte blanche.
Au détour d’une rue, on tombe sur « La rose de la vallée », une enseigne surannée annonçant une bonneterie. Plus loin se trouve une échoppe de laine en vrac, avec des pelotes énormes, teintes de toutes les couleurs. Puis le visiteur débouche sur la place du marché, centre névralgique de la ville. Vaste rectangle écrasé par la chaleur, il est entouré de maisons à arcades abritant des magasins d’artisanat et de vêtements avec burnous et cachabias accrochés à l’entrée. Ici, la tradition le dispute à la modernité. À côté des vendeurs de tisanes, d’aromates, d’épices, d’arachides et de dattes s’entassent un bric-à-brac de matériel électronique, des CD, des fripes Dans un coin, un attroupement masculin un peu bruyant : on vend des téléphones portables à la criée !
Ghardaïa est entourée de quatre autres ksour (villages fortifiés), construits entre le XIe et le XIVe siècle par la communauté ibadite. Tous possèdent leur propre palmeraie. Il y a Melika, « la Reine », érigée en 1017, au front couronné de remparts ; Bou Noura, « la Lumineuse », bâtie en 1046 sur un rocher qui surplombe l’oued ; El Atteuf, « le Tournant », construit en 1010, le seul à posséder deux mosquées ; et Beni Isguen, sortie de terre en 1321, qui se veut le plus saint et le plus rigoureux. À peine la lourde porte d’entrée du ksar franchie, un panneau, en français et en anglais, en avertit le visiteur : à Beni Isguen, il est interdit de prendre des photos, de fumer, de porter shorts ou débardeurs et de faire du vélo !
Une ruelle pavée s’enfonce dans la ville où le temps paraît s’être arrêté. Hommes et femmes y circulent en silence. Ces dernières sont toutes recouvertes du haïk blanc et crème qui leur descend jusqu’aux chevilles. Les femmes mariées s’en couvrent totalement le visage, un il excepté.
Dans la rue, même les enfants qui jouent ne font pas de bruit. L’espace mozabite est organisé pour permettre la vie en communauté, mais aussi préserver à l’extrême l’intimité familiale. À Beni Isguen, les maisons possèdent deux portes : l’une pour les invités, l’autre pour les membres de la famille. Les fenêtres, qui donnent sur la rue, sont de minces ouvertures permettant de voir sans être vu. Conçue pour préserver les résidents des regards étrangers, les maisons – espace traditionnellement réservé à la femme – sont précédées d’une entrée en chicane. Centrées sur elles-mêmes, elles sont ouvertes sur le ciel par un patio. Les pièces communiquent entre elles par des terrasses. Le tissage étant l’activité féminine principale, on y trouve encore souvent un métier à tisser. À l’extérieur, on ne verra jamais deux portes face à face, « afin de ne pas gêner le voisinage », explique un habitant. Les murs extérieurs ont des lignes sobres et pures. Les rues sont étroites, pour conserver la fraîcheur, et en lacets, pour casser le champ de vision et couper la force des tempêtes de sable. « Pour vivre heureux, vivons cachés » semble être la devise des Mozabites. Bien qu’un système moderne d’alimentation en eau ait été mis en place, on tombe encore sur d’anciens puits, surplombés d’un palmier. L’arbre, puisant le précieux liquide, fournissait des dattes, dont la vente permettait à la communauté d’entretenir l’ouvrage.
Comme tous les ksour de la vallée, Beni Isguen présente un plan pyramidal. Son tracé concentrique s’organise autour de la mosquée et son minaret. Le point culminant de la ville est la tour Boulila. De son sommet, la vue donne d’un côté sur la palmeraie, et de l’autre sur la cité, qui s’étale en cascade sous le soleil. Bâtie en amphithéâtre à flanc de colline, Beni Isguen offre au regard un ensemble de bâtisses imbriquées dans une harmonie de bleu pâle, d’ocre, de jaune et de blanc. Entre sept mille et huit mille personnes vivent à l’intérieur des remparts, et à peu près autant à l’extérieur, dans la ville moderne. « Les ressources de la cité sont, principalement, le commerce, le tissage des tapis et un peu d’agriculture dans les palmeraies », explique un membre du comité social de la ville. Qui énumère l’organisation régissant la société mozabite : « Dix tribus, qu’on appelle des fractions, composent la ville. Chaque fraction possède un comité social pour l’aide aux pauvres et aux orphelins et pour le règlement des conflits familiaux. Il y a aussi le comité coordinateur de la ville et le comité religieux qui gère la mosquée, les écoles coraniques, les funérailles au cimetière et les mariages. Pour la noce, le comité choisit le jour de la fête, fixe la dot et le trousseau de la mariée pour qu’il y ait égalité sociale. Il y a aussi un comité coordinateur au niveau des sept villes du M’zab, qui s’occupe des relations des Mozabites avec les autres communautés. »
À Beni Isguen, même les affaires sont régies par la religion. Au marché à la criée, qui a lieu tous les jours excepté le vendredi, la vente se déroule selon des règles précises édictées par la mosquée. Les commissaires priseurs sont nommés par les responsables religieux. La place du marché, pourtant exclusivement réservé aux hommes, porte le nom d’une femme, Lalla Achou, qui a offert le terrain à la communauté pour se faire pardonner d’avoir été, un jour, en retard à sa prière Le long de la placette, les anciens sont assis sur des coussins, devant leurs maisons. Les verres de thé et les salutations s’échangent en berbère mozabite, les billets se comptent cérémonieusement. Hier, « on vendait des poteries, des objets en bois de palmier ou des tapis traditionnels », explique un acheteur. Aujourd’hui, de vieilles chemises, quelques livres poussiéreux, une télévision en noir et blanc et des ustensiles de cuisine les ont remplacés.
Quand le soleil commence à décliner, les vendeurs rangent peu à peu leurs effets. Pour le visiteur aussi, il est temps de rebrousser chemin. Bientôt, la lourde porte du ksar va se refermer sur la mystérieuse cité, ancestrale habitude qui remonte à l’époque où les hommes voyageaient pour commercer, laissant leur famille derrière eux. Du haut du minaret, on priait alors les étrangers de quitter la ville. Et Beni Isguen restait ainsi protégée des intrus et du temps qui passe.
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