Voyage au coeur du camp Gbagbo

Dans la galaxie présidentielle gravitent des hommes et des femmes d’horizons divers : la famille, l’ethnie, le parti, l’appareil d’État… Ils constituent le cercle des fidèles parmi les fidèles. Qui sont-ils ?

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 10 minutes.

Chez les Gbagbo, les amitiés politiques se nouent et se dénouent au gré des circonstances. Comme suivant la logique des cercles concentriques, les « proches » se recrutent dans la famille, l’ethnie, le parti, l’État, l’Internationale socialiste… La matrice du « clan » Gbagbo est constituée par Laurent, bien sûr, mais aussi par Simone, l’épouse et la camarade de lutte depuis les années de clandestinité, les jumelles du couple, Gado et Popo, étudiantes aux États-Unis, la soeur cadette du président, Jeannette Koudou, directrice d’une agence de formation professionnelle, et le fils aîné du chef de l’État, Michel, un métis de 34 ans diplômé de psychologie et chargé de l’information de son père.
Première dame atypique, Simone Gbagbo est une personnalité politique de premier plan, députée, présidente du groupe parlementaire du Front populaire ivoirien (FPI, au pouvoir) à l’Assemblée nationale et vice-présidente de cette formation. Elle assume ces différentes fonctions, prend des positions sur toutes les questions de la vie politique ivoirienne, au point de paraître comme celle qui dirige le pays par son époux interposé. « Beaucoup de fantasmes ont été dits sur la vie des Gbagbo, rectifie une amie du couple. Comme beaucoup de maris, Laurent consulte sa femme, l’écoute, mais ne la laisse pas gouverner à sa place. Il est trop friand de pouvoir pour que quelqu’un d’autre l’exerce à sa place. »
Mais Simone garde une capacité certaine : faire entrer ses amis dans la sphère du président. Ainsi de Clotilde Ohouochi, l’une des Ivoiriennes aujourd’hui les plus introduites au Palais, du fait de ses affinités avec Mme Gbagbo. Nommée ministre de la Solidarité et de la Sécurité sociale, elle est une « amie », une « personne de confiance » qui a en charge l’un des projets politiques auxquels le président tient particulièrement : l’Assurance maladie universelle (AMU). L’entrée dans le « clan » Gbagbo peut également suivre des formes de solidarité bien africaines comme l’appartenance au même village d’origine ou à la même ethnie. Proche parmi les proches, Sylvain Miaka Ouretto, un Bété de Soubré, a été adoubé secrétaire général du FPI, en juillet 2001, à la demande du Palais.
Mais, en fin homme politique, Laurent Gbagbo joue sur tous les registres et s’entoure d’hommes et de femmes d’horizons divers ayant, chacun, un rôle précis dans le dispositif. Une logique pragmatique renforcée depuis l’éclatement, le 19 septembre 2002, d’une grave crise qui menace sa survie politique. Parmi les alliances nouées ou resserrées par le président pour y faire face, se distingue celle avec Mamadou Koulibaly. Le président de l’Assemblée nationale incarne, avec Simone Gbagbo et Bertin Kadet (neveu de Laurent et ancien ministre délégué à la Défense devenu conseiller spécial du chef de l’État en matière de défense et de coopération militaire) la « ligne dure », depuis qu’il a claqué la porte pour regagner Abidjan, le 20 janvier 2003, en pleine discussion à Marcoussis, dans la banlieue de Paris. Ce Dioula, agrégé d’économie et éminent professeur d’université, a été propulsé par Laurent Gbagbo au secrétariat général du FPI il y a une dizaine d’années. Une promotion qui présentait l’avantage de relever le niveau des instances dirigeantes du parti.
Depuis le début de la guerre, l’importance du rôle de Koulibaly dans la « machine Gbagbo » s’est accrue : il défend les positions les plus radicales du camp présidentiel vis-à-vis du nord du pays sans susciter de soupçon (à cause de son patronyme), et semble être celui qui exprime ce que le président pense mais ne peut pas dire du fait de sa position. Le 28 avril, il a ainsi menacé de suspendre le vote des lois à l’Assemblée nationale jusqu’à ce que les « rebelles des Forces nouvelles et du RDR » déposent les armes. Le FPI, socle politique naturel du président, est écartelé entre la tendance Simone-Koulibaly et une autre réputée modérée et « pro-Marcoussis » incarnée par Pascal Affi Nguessan, ancien Premier ministre et président du parti, qui a apposé sa signature sur l’accord du 24 janvier. Une division que certains observateurs imputent à un jeu subtil du fin politique Gbagbo, qui lui permet de jouer sur l’un ou l’autre tableau, selon les contextes et les circonstances.
Dans tous les cas, l’hostilité entre les deux camps ne les empêche pas de travailler ensemble pour éviter le naufrage du navire Gbagbo qui les emporterait tous. Le président et le secrétaire général du parti se retrouvent, depuis l’éclatement de l’insurrection armée, deux ou trois fois par mois avec les vice-présidents (Aboudramane Sangaré, Simone Gbagbo…) et les secrétaires généraux adjoints (Laurent Akoun, Moïse Lida Kouassi, Mamadou Koulibaly…) en réunion de secrétariat général. Et, pour une gestion de près de la guerre, trois fois par semaine en rencontre de secrétariat exécutif élargie aux responsables chargés de la mobilisation, de la réconciliation, des questions électorales, de la défense du territoire, de la communication et des relations internationales. Douze cellules de gestion de la crise ont été créées et confiées, chacune, à une personnalité du parti (y compris Simone et Koulibaly). Un mystère total entoure, toutefois, le contenu et la tâche de ces cellules. Pour avoir connu la clandestinité, le camp présidentiel sait agir comme une société secrète.
Mais le rayon du président déborde largement du parti, depuis le 19 septembre 2002. À l’extérieur, il s’appuie de plus en plus solidement sur Michel de Bonnecorse, le « monsieur Afrique » de l’Élysée, contre le ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, auquel des désaccords l’opposent. Mais également sur Henri Emmanuelli, son « jumeau blanc », né le même jour que lui, et sur son ami de longue date, Guy Labertit. Le « monsieur Afrique » du Parti socialiste français n’a ménagé aucun effort pour dissiper l’incompréhension à l’étranger autour de la question polémique des escadrons de la mort et du revirement de Gbagbo au retour du sommet de Kléber à la fin janvier 2003. Loyal dans l’épreuve, « l’ami Labertit » est passé à Abidjan début mai. À Washington, Mme Gbagbo a des contacts avec la conseillère pour la sécurité nationale de George W. Bush, Condoleezza Rice, avec qui elle partage la même ferveur évangéliste.
À l’intérieur du pays, le président ivoirien a ratissé large pour se doter d’une base populaire, jouant sur le registre de la nation en danger et présentant la rébellion comme une attaque contre la République. Ce qui lui a valu des appuis de tous bords qui ont élargi d’autant la sphère présidentielle. Avec fracas, le leader des « jeunes patriotes » Charles Blé Goudé, 31 ans, ancien dirigeant de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), s’est imposé au coeur du « dispositif Gbagbo », à la tête de l’Alliance de la jeunesse pour le sursaut national créée le 26 septembre 2002. Avec ses grandes manifestations qui ont requinqué le régime fragilisé par l’accord de Marcoussis, et éclipsé le mouvement des jeunes du FPI de Navigué Konaté, Blé Goudé occupe aujourd’hui la place d’un « enfant de la famille ».
Bété originaire de Guibéroua, à 15 km de Gagnoa, la ville natale du président, le jeune leader populiste, dont les thèses nationalistes sont taxées d’extrémisme, est devenu un habitué du Palais. Il mange à la table du couple, et communique dans sa langue maternelle avec celui qu’il appelle « Gbagbo Laurent » et en qui il voit son « père spirituel ». Simone, sa « mère spirituelle », l’apprécie. Blé Goudé se démarque du FPI et dit appartenir à la société civile. Comme son alter ego féminin, Geneviève Bro-Grebé, leader des « femmes patriotes ». Présidente de l’Association des ONG féminines ivoiriennes, cette femme de 50 ans est un transfuge du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) pour le compte duquel elle a siégé au gouvernement, au poste de ministre des Sports, d’octobre 2000 à août 2002. Elle s’est imposée dans l’entourage présidentiel, reléguant un peu dans l’ombre la présidente des femmes du FPI, Marie-Odette Lorougnon, à force de meetings et de marches de soutien à Gbagbo du Collectif des mouvements de femmes patriotes qu’elle a créé le 22 septembre 2002. Les rapports de Mme Bro-Grebé avec le couple présidentiel sont raffermis par un détail qui a son importance : son époux, Jérôme, est « de la même région » que le président Gbagbo auquel il est apparenté.
Au fil de la guerre, les positionnements des uns et des autres ont reconfiguré le « camp » Gbagbo, modifié son entourage et redistribué les rôles. Certains situés en arrière-plan se sont brusquement retrouvés dans le premier cercle. Ainsi de Niamien Messoun, patron du Syndicat des enseignants du supérieur (Synares), aujourd’hui « très bien introduit ». Et d’Alain Toussaint, un porte-parole du président basé en France avant la crise, amené par les circonstances à jouer un grand rôle dans la communication d’Abidjan vis-à-vis des pays et médias occidentaux. Il s’est considérablement rapproché de l’homme dont il travaille à protéger l’image. Et séjourne à Abidjan depuis plus de trois mois pour améliorer la communication interne, à la demande du président.
Dans un paysage médiatique en guerre où 24 Heures et Le Libéral se mettent aux côtés du Patriote pour critiquer le régime, Toussaint a jeté dans la bataille un nouveau quotidien pro-Gbagbo, Le Temps, confié à un ancien correspondant du Monde, Théophile Kouamouo. Un titre qui vient en appoint à Notre Voie, organe du FPI, et au National, le brutal et extrémiste journal de Tapé Koulou.
À l’image d’un chef d’orchestre, Laurent Gbagbo a distribué des instruments à divers talents, pour jouer une seule mélodie : celle qui lui donne raison aux yeux de l’opinion nationale et internationale. Certains de ses musiciens proviennent même de chapelles politiques rivales de la sienne. Tel son directeur de cabinet, Nzi Paul David. Ce militant du PDCI, élu président du conseil régional de Dimbokro aux dépens d’un candidat du FPI, est, de par sa position dans l’État, et au grand dam des caciques du régime, au coeur de certains dossiers et autres stratégies de Gbagbo. Tout comme certaines personnes extérieures à la machine étatique mais liées au « patron » par des rapports d’amitié ou de confiance, pour la plupart antérieurs au pouvoir. Patrice Bailly est de celles-ci. Appelé « maître » du fait de ses distinctions en karaté, l’ancien responsable de la sécurité du président au cours de ses années d’opposition a des rapports discrets avec lui depuis l’éclatement de la polémique autour de son implication dans les escadrons de la mort (il a été accusé d’être un des meneurs des tueurs de l’ombre qui ont sévi à Abidjan au début de la guerre). Bailly conserve toutefois toute son influence et est, sans nul doute, l’un des rares à donner et recevoir des coups de fil du « patron » à n’importe quel moment et à franchir les grilles d’entrée de sa résidence à des heures avancées de la nuit. Il est le prototype même de l’homme de confiance qui, dans l’ombre, exécute les tâches délicates et confidentielles.
Toujours présent dans l’intimité des Gbagbo, Dieu y a pris une plus grande place depuis le 19 septembre 2002. Laurent et Simone prient et jeûnent pour le retour de la paix dans leur pays, et accueillent chez eux des « hommes de Dieu ». Ancien cadre d’une multinationale reconverti dans « l’enseignement de la parole de Jésus-Christ », le quadragénaire Koré Moïse, apôtre de l’Église Schekina, fondée il y a quelques années dans le quartier populaire de Yopougon et riche de milliers d’adeptes, joue le rôle de « guide spirituel » pour le couple Gbagbo. Mais les attributions du « prophète » semblent déborder du cadre de la religion. Il est cité, avec Bertin Kadet et Samah Damalan Henri-César, ministre de l’Information sous Gueï et actuel attaché militaire auprès de l’ambassade ivoirienne à Moscou, parmi les responsables des opérations d’achat d’armes de la Côte d’Ivoire auprès des pays de l’Est (Ukraine, Bulgarie, Roumanie…). Est également évoqué dans cette filière le nom du colonel Raphaël Logbo (aide de camp de Gbagbo) qui est, avec le général de brigade Touvoly Bi Zogbo Grégoire (patron de la gendarmerie) et les lieutenants Zagbahi Guédé et Rémy Kobli (responsables de la sécurité présidentielle), parmi les proches du président dans les « corps habillés ».
La guerre a introduit des hommes dans l’espace présidentiel, comme elle en a exclu d’autres. Tel Moïse Lida Kouassi, l’ancien ministre de la Défense, secrétaire général adjoint du FPI, éloigné du premier cercle, accablé de multiples griefs, accusé d’avoir mal géré les premiers jours de la crise. Une dizaine de pontes du parti (Aboudramane Sangaré, Odette Sauyet, Séry Bailly…) ont été écartés du gouvernement à la suite du remaniement du 13 mars intervenu en application du partage du pouvoir décidé à Kléber. Les ressentiments sont vifs chez ces militants des années de braise. À l’épreuve des aléas du pouvoir, le noyau dur de la « machine Gbagbo » ne cesse de s’effriter. Parfois de façon tragique. Émile Boga Doudou, fidèle parmi les fidèles, abattu aux premières heures de la guerre, sera inhumé le 2 août prochain, dans son village natal de Néko. Le pouvoir n’a pas apporté que des fastes au « camp » Gbagbo.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires