Un séisme politique ?

Le terrible bilan du tremblement de terre du 21 mai (sans doute entre 3 500 et 4 000 morts) pose toute une série de questions. Les réactions des médias et d’une partie des sinistrés aussi. Tentative d’explication.

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 9 minutes.

Alger, Palais du gouvernement, quelques heures après le séisme. Le Premier ministre Ahmed Ouyahia réunit pour la première fois la cellule de crise constituée à la demande du président Abdelaziz Bouteflika. Premier point à l’ordre du jour : les comptes-rendus des membres du gouvernement dépêchés sur le terrain. En préambule, Ouyahia leur raconte une anecdote : « Il y a vingt-cinq ans, lors de la disparition de Houari Boumedienne, Abdelmadjid Allahoum, le secrétaire général de la présidence, a réuni les membres du staff.  » Vous avez quinze minutes pour pleurer, leur a-t-il déclaré ; ensuite, vous reprendrez vos esprits car l’État doit continuer de fonctionner. » Aujourd’hui, poursuit Ouyahia, le drame qui nous frappe est tel que nous n’avons même pas droit à ce quart d’heure de larmes. »
Le rappel n’est pas superflu, tant le moral de la population de la région centre est au plus bas. La tragédie – c’est son côté égalitaire – n’a épargné ni le milliardaire dans sa villa cossue ni le jeune chômeur dans son HLM. Combien d’élus locaux ou de hauts fonctionnaires ont perdu l’un des leurs ? Beaucoup, sans aucun doute. L’ampleur de la catastrophe dépasse les prévisions les plus pessimistes. Un enseignant de l’université de Bab Ezzouar, un immense campus situé sur la route reliant Alger à l’aéroport Houari-Boumedienne, témoigne : « En quarante-cinq secondes, nous avons reçu sur la tête l’équivalent de ce qui est tombé sur Bagdad en trois semaines de bombardements intensifs. » Une vielle dame, qui a vécu le tremblement de terre d’Orléansville, en 1954, et celui d’El-Asnam (la même ville, rebaptisée après l’indépendance), en 1980, jure que celui du 21 mai était beaucoup plus violent. De fait, le bilan humain est effrayant : entre 3 500 et 4 000 morts, plus de 10 000 blessés. Le bilan économique n’a pas encore été dressé, mais il devrait avoisiner les 10 milliards de dollars, soit la moitié du coût de la guerre contre le terrorisme islamiste (1990-2000).
L’épicentre du séisme se trouve près de la ville de Thénia, mais toute une bande côtière de 180 km de long sur 80 km de large a été durement touchée. Le drame est qu’il s’agit d’une zone très urbanisée. Outre Alger et ses 3 millions d’habitants, le séisme a ravagé Boumerdès, un chef-lieu de wilaya (département) où résident plus de 500 000 personnes. Trois villes de plus de 80 000 habitants (Boudouaou, Rouiba et Reghaïa) ont été en partie détruites et des dizaines de villages rayés de la carte. Près de cinq cents établissements scolaires, beaucoup de mairies, de sièges de daïras (sous-préfectures), de bureaux de poste sont en ruines.
Une semaine après la catastrophe, toute une série de questions continue de se poser.

Pourquoi le bilan humain est-il si lourd ?
Bien sûr, la magnitude du séisme (6,8 degrés sur l’échelle de Richter, qui en compte 9) explique, en partie, l’ampleur des dégâts. Mais en partie seulement. Cinq jours plus tard, le 26 mai, une secousse d’intensité comparable a en effet ébranlé le Japon : elle n’a fait qu’une dizaine de blessés. Il est vrai que son épicentre était situé à 70 km de la côte. À l’inverse, le séisme (7,2 sur l’échelle de Richter) qui a frappé la ville japonaise de Kobé, le 17 janvier 1995, a provoqué la mort de six mille personnes. Alors ?
Deux facteurs ont contribué à aggraver les conséquences du tremblement de terre du 21 mai. En premier lieu, la mauvaise qualité des constructions. Il est certain que les entreprises du BTP en prennent très souvent à leur aise avec les normes antisismiques. À leur décharge, elles travaillent toutes dans l’urgence. En outre, pour faire face à un déficit de plusieurs centaines de milliers de logements, aux pénuries récurrentes de matériaux de construction et à l’impatience de la population, l’Algérie a été amenée à mettre en place un système original, mais présentant certains dangers, le « logement participatif » : l’État octroie un marché à une entreprise (publique ou privée) pour la réalisation du gros oeuvre (génie civil, raccordement aux réseaux d’électricité, de gaz et d’eau potable) et l’acquéreur prend en charge la construction proprement dite.
Cela dit, le séisme du 21 mai n’a pas épargné les constructions datant de l’époque coloniale. Ainsi, de très nombreuses personnes ont trouvé la mort dans l’effondrement de la tour D 10, à Reghaïa, un bâtiment édifié dans le cadre du plan de Constantine, en… 1959. À l’inverse, les chantiers en cours et les tours en construction dans le cadre de l’opération location-vente (trente mille logements dans l’Algérois) n’ont pas souffert de la secousse. Reste qu’il existe des entrepreneurs véreux qui font des économies sur la quantité et la qualité des matériaux utilisés. On parle même de l’importation de ciment périmé, qui aurait été facturé au prix fort, en échange d’un bakchich. L’une des missions de l’enquête confiée par Bouteflika à des experts locaux, assistés par des spécialistes dépêchés par l’ONU, sera évidemment d’établir clairement les responsabilités des uns et des autres. Apparemment, les coupables ne sont pas toujours de grosses entreprises, puisque près de trois cents villas construites récemment par de petits entrepreneurs n’ont pas résisté au séisme. Selon de premières estimations, plus de 60 % des bâtiments effondrés auraient été construits par des privés. Mais ceux-ci refusent de servir de boucs émissaires et préparent leur défense.
Second facteur aggravant : la catastrophe a eu lieu à 19 h 44, quelques secondes avant le début de la finale de la coupe d’Europe entre le FC Porto et le Celtic de Glasgow. Du coup, de nombreuses personnes qui n’avaient pas l’habitude de se trouver chez elles à cette heure de la journée étaient devant leur écran de télévision. D’autres étaient à la mosquée pour la prière du Maghrib, la quatrième de la journée. Or une centaine de mosquées ont été détruites et de très nombreux fidèles ensevelis sous les décombres.

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Y a-t-il eu défaillance du gouvernement ?
«Alger n’est ni San Fransisco ni Kyoto, estime un membre de la cellule de crise. Nous avons mobilisé tous les moyens disponibles, mais nous avons conscience de nos insuffisances. » Dans les instants qui ont suivi la catastrophe, 5 000 pompiers, 6 000 militaires, 2 000 gendarmes et autant de policiers ont très vite été à pied d’oeuvre. Les secrétaires généraux et les fonctionnaires des dix wilayas environnantes ont été dépêchés sur les lieux de la catastrophe pour assister leurs collègues d’Alger et de Boumerdès. Dans la capitale, les équipes de Sonelgaz ont rétabli le courant électrique en moins de quatre heures. Les sinistrés ont sans doute trouvé le temps long, mais c’est quand même une performance : le principal transformateur haute tension qui alimente la région est en effet situé à Boudouaou, à 3 km à vol d’oiseau de l’épicentre. Construits dans le respect des normes antisismiques, tous les barrages ont tenu le choc, ce qui n’a pas été le cas des canalisations. Pourtant, l’alimentation en eau potable de l’agglomération algéroise a repris douze heures après leur rupture. Les employés de l’Algérienne des eaux ont travaillé toute la nuit, malgré le danger représenté par les répliques… Pour le gaz de ville, en revanche, la reprise de la distribution a pris davantage de temps en raison des risques d’accident. Trois jours après la tragédie, plus de cinq mille tentes avaient été dressées à l’intention des sans-abri.
Bien sûr, il y a eu des défaillances. On peut, par exemple, s’étonner que, dans une région connue pour sa fragilité sismique, les services de la protection civile ne disposent d’aucune base logistique pour stocker des équipements d’urgence : tentes, couvertures, denrées non périssables et, surtout, réservoirs d’eau. La presse indépendante est-elle pour autant fondée à dénoncer l’incurie, sinon l’indifférence, des pouvoirs publics ? « Ces accusations sont scandaleuses, soupire un membre du gouvernement. Les journalistes seraient-ils plus patriotes que les ministres ? Ce sont nos frères, nos soeurs, nos cousins, nos amis qui sont sous les décombres et sous les tentes. L’État, ce n’est ni Bouteflika ni Ouyahia, ce sont les fonctionnaires qui sont sur le terrain, jour et nuit depuis une semaine. Que je sache, aucun journal n’a paru quarante-huit heures après le séisme. Aucun titre n’a jugé utile de sortir une édition spéciale pour informer les citoyens. »
En novembre 2001, la catastrophe de Bab el-Oued avait déjà provoqué des accusations de ce type. Or, douze mois après, le relogement des sept cents familles sinistrées était une réalité. Et la réhabilitation du quartier, aussi.

Pourquoi la voiture du chef de l’État a-t-elle été lapidée ?
Les quatre visites que Bouteflika a faites dans les zones sinistrées ont duré, au total, plus de dix-huit heures. Pour l’essentiel, elles n’ont donné lieu à aucun incident. Mais seul le « caillassage » du cortège présidentiel par des sinistrés en colère, à Boumerdès, a retenu l’attention des médias.
La colère des sans-abri est compréhensible. D’ailleurs, Bouteflika lui-même y voit « un signe de vitalité ». En quelques secondes, ces gens-là ont tout perdu, leur famille, leurs biens, souvent oeuvre de toute une vie. Il a fallu un indéniable courage aux responsables algériens pour oser se rendre sur le terrain et affronter l’hostilité d’une partie de la population. Dans ces circonstances dramatiques, un ministre, quoi qu’il fasse pour alléger les souffrances des gens et trouver des solutions aux problèmes qui se posent, fait souvent un coupable tout trouvé. Contrairement à ce qui a été dit, le président n’a pas abrégé sa visite après l’incident de Boumerdès. Il a continué à rendre visite aux blessés et à inspecter les camps où sont installés les sinistrés. Depuis, il est retourné à plusieurs reprises à Boumerdès, à Reghaïa et à Rouiba.

Le séisme aura-t-il des conséquences politiques ?
La proximité de l’élection présidentielle incite à répondre par l’affirmative. Dans un premier temps, la classe politique a paru tétanisée par l’ampleur de la catastrophe. Le premier à réagir a été Ali Benflis, secrétaire général du FLN et ancien Premier ministre (limogé le 6 mai), qui a passé la nuit avec les habitants de Belcourt, un quartier populaire de la capitale. Le lendemain, il s’est rendu à Rouiba, puis a invité les élus du parti à manifester leur solidarité avec leurs collègues d’Alger et de Boumerdès. Les trotskistes du Parti des travailleurs ont décidé de reporter la tenue de leur congrès, et les islamistes du Mouvement de la réforme nationale (MRNIslah) ont exigé l’ouverture d’une
enquête pour déterminer la responsabilité des entreprises du BTP. Quant aux syndicalistes de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), ils ont invité les travailleurs à s’associer aux opérations de secours. Seuls les Groupes islamiques armés (GIA) ont fait comme si la catastrophe n’avait pas eu lieu : depuis le 21 mai, ils ont assassiné vingt-deux villageois dans la région de Chlef.
Dans le passé, les islamistes ont souvent joué un rôle de premier plan dans les opérations de secours aux victimes de catastrophes naturelles. Rien de tel, cette fois. Dans les quartiers, la solidarité s’est organisée spontanément. Les jeunes, sans appartenance politique affichée, ont été les premiers à collecter les dons en vivres et en vêtements.
La popularité de Boutef ne semble pas avoir été affectée par le drame. Ouyahia, en revanche, n’a pas de chance. En 1995, lors de son premier passage à la tête du gouvernement, il avait eu à appliquer le Plan d’ajustement structurel du FMI : ponctions sur les salaires, licenciements massifs et fermetures d’entreprises Cette fois, il commence par un cataclysme ! La grande différence est que les caisses de l’État sont pleines. « Nous avons les moyens de faire face à ce drame. Tout le monde sera relogé dans quelques semaines », jure-t-il. Il faudra quatre mille logements pour recaser l’ensemble
des sans-abri. « Trois mille sont déjà prêts, assure le Premier ministre. Ils seront attribués dès que les opérations de recensement et d’établissement des listes de familles prioritaires seront achevées. » Par ailleurs, le premier coup de pioche d’un ensemble de
1 500 logements financés par le Qatar a été donné le 28 mai. Tout devrait être rentré dans l’ordre au mois de septembre, assure-t-on à Alger.

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