Une vieille dame bien tranquille

Née en 1635, l’Académie française fascine les uns et reçoit les quolibets des autres. Avec l’impassibilité propre aux immortels.

Publié le 4 juin 2003 Lecture : 4 minutes.

Sur les bords de Seine, la vie coule doucement : la « vieille dame » affiche un calme olympien. Mis à part le flot de voitures qui encombre les voies sur berges, aucune agitation n’est perceptible. Une question vient alors aux lèvres du badaud : mais que peut-il bien se passer derrière la grande porte (toujours fermée à double tour) de la coupole de l’Académie française ? Rien ou presque, diront les mauvaise langues. Dernier événement en date, passé presque inaperçu : le discours d’investiture de l’écrivain-journaliste Frédéric Vitoux, le 27 mars dernier. Si l’assemblée des sages a enfin accueilli ce nouveau venu (deux ans après son élection), trois fauteuils restent toujours vacants : celui de Senghor, qui n’a pas pu être remplacé le 6 mars dernier, mais aussi ceux de Georges Vedel et de Maurice Rheims. Le suspens demeure et le tout-Paris culturel s’interroge : qui seront les prochains immortels à recevoir l’honneur de porter l’habit vert, l’épée, la cape et le bicorne ? Dans les salons, les paris vont bon train, avec cette dérision dont on affuble les choses sérieuses.
C’est là tout le paradoxe des relations entre les écrivains français et la vénérable institution née sous Richelieu en 1635 : beaucoup rêvent d’y entrer, mais il est plutôt de mauvais goût d’en faire étalage sur la place publique. Après la mort de l’un des immortels, les prétendants ont trois mois pour se faire connaître en envoyant une simple lettre au secrétaire perpétuel, le représentant de « l’assemblée des quarante ». Mais la tradition académique veut que l’on dépose sa candidature après avoir été au préalable sollicité, afin d’éviter une cuisante déconvenue. Il n’y a pas à proprement parler de lois régissant la composition de l’Académie. Elle fait partie de l’Institut de France, au même titre que ses quatre consoeurs (l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, celle des beaux-arts, celle des sciences et celle des sciences morales et politiques), mais, comme son titre même l’indique, elle est la seule à être ouverte à tous. Nul besoin donc d’être écrivain pour y entrer, il importe seulement (sic !) d’être celui qui sera digne de perpétuer la grandeur de la France, son histoire et sa langue.
Seules exigences : avoir plus de 18 ans et être « de bonnes moeurs », comme le stipulent les statuts originels, toujours en vigueur. À étudier, au fil des années, les profils des 700 heureux élus, on perçoit facilement cette exigence de « bonne moralité » : jusqu’au milieu du XXe siècle, les ducs et les ministres ont écrasé les poètes, et beaucoup d’écrivains majeurs ont été refusés, sous prétexte que leurs écrits étaient subversifs. Ainsi Émile Zola se présenta vingt-quatre fois sans succès et Victor Hugo fut recalé quatre fois avant de pouvoir enfin porter le fameux habit vert. Et la liste est longue des grands écrivains laissés sur la touche : Corneille, Voltaire, mais aussi Aragon, Gide, Malraux, Sartre, Camus… « On atteint probablement aux plus hauts plateaux de l’absurdité académique », écrit Louis-Bernard Robitaille, dans son livre Le Salon des immortels(*) : « On savait déjà qu’un candidat de qualité, ou même d’une immense stature, pouvait être refoulé pour des raisons politiques, ou à cause de vieilles haines personnelles, de moeurs jugées répréhensibles. Le plus extraordinaire demeure qu’on barre la route à un grand écrivain justement parce qu’il est un grand écrivain. » Cette attaque en règle contre l’institution est chose commune et, à travers les siècles, beaucoup d’écrivains se sont délectés à la railler. Ainsi de Georges Bernanos qui écrivait : « Quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie. »
L’Académie ne serait-elle donc qu’une assemblée d’écrivains ou d’essayistes ratés se réfugiant dans les honneurs ? Ou au contraire la critique acerbe serait-elle à la hauteur de l’envie secrète de l’auteur d’y entrer ? La vérité se situe souvent dans l’entre-deux. Et face aux critiques, les académiciens restent de marbre. Dans un entretien donné au magazine Lire en juin 2001, Hélène Carrère d’Encausse, la première femme à avoir été élue secrétaire perpétuel en 2000, affirme : « On n’entre pas ici pour le costume et le panache, mais pour l’esprit qui y règne. » Depuis qu’elle tient les rênes, elle entend ouvrir l’Académie aux jeunes, aux femmes et… aux écrivains, tâchant ainsi de rompre avec la grande lignée des académiciens de « bonne famille ». Mais reste à convaincre les candidats potentiels de l’intérêt d’entrer dans ce club très sélect.
Dans cette opération de séduction, l’argument « économique » est sans grande efficacité. En effet, peu subventionnée par l’État, l’Académie s’autofinance grâce à des dons et des legs en valeurs mobilières, mais cet argent est avant tout utilisé pour décerner des prix et octroyer des bourses aux jeunes auteurs. Quant aux académiciens, ils ne gagnent qu’entre 120 et 230 euros, par mois, selon leur assiduité aux séances du dictionnaire. La seule motivation valable se situe sans doute davantage dans les mécanismes complexes de l’esprit : le désir d’être reconnu par ses pairs et de décrocher ainsi l’insigne honneur de participer à des travaux soustraits aux yeux du profane.

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