Une feuille de route pour nulle part…

Assorti de quatorze « réserves », le « oui » donné par le gouvernement d’Ariel Sharon au plan de paix international pourrait n’être que de la poudre aux yeux.

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 5 minutes.

Il y a, comme on le sait, des ambiguïtés constructives. Le « oui » donné le 25 mai par le gouvernement d’Ariel Sharon à la « feuille de route » pour la paix israélo-palestinienne apparaît, par contraste, comme un chef-d’oeuvre d’ambiguïté destructive. Rarement, même dans l’État juif, qui en est pourtant riche, aura-t-on assisté à un tel festival de mauvaise foi, de faux-semblants et d’arrière-pensées.
La séance de cabinet consacrée à la discussion de la feuille de route en fut une première illustration. Six heures de débats houleux se conclurent par une approbation retorse qui multipliait les embarras. S’ouvrant significativement par le rappel d’une déclaration américaine en date du 23 mai promettant (dans un flou artistique) de prendre en considération « pleinement et sérieusement » les commentaires d’Israël à la feuille de route, la résolution gouvernementale se poursuivait en mentionnant quatorze « réserves » israéliennes définies par Sharon comme une « ligne rouge » à ne pas franchir, mais dont le statut, en vérité, reste incertain : attachées au texte officiel à l’intention de l’administration américaine, leur teneur n’a pas été rendue publique (à l’exception de celle excluant tout « droit au retour » des réfugiés palestiniens).
Au seul prix, cependant, de ces contorsions, Ariel Sharon parvint à arracher laborieusement un vote positif. Mais par douze maigres voix contre sept et quatre abstentions, le détail de ces votes n’étant pas moins révélateur.

Sur les douze « oui », sept seulement sont venus du Likoud, l’appoint décisif étant fourni par les cinq ministres de l’ultralaïque Shinoui, de Yosef Lapid, à la fureur des partis religieux. Dans le même temps, Sharon ne réussit qu’à convaincre quatre likoudniks de s’abstenir au lieu de voter contre, comme ils y tendaient : Benyamin Netanyahou, désormais ministre des Finances ; Limor Livnat, ministre de l’Éducation ; Tzahi Hanegbi, chargé de la Sécurité publique ; et Danny Naveh. Trois autres persistèrent dans leur refus : Uzi Landau, ci-devant ministre de la Sécurité, aujourd’hui sans portefeuille, tout comme l’ex-refuznik Natan Sharansky, ex-ministre du Logement, rejoint par Yisraël Katz, puis les deux ministres de l’Union nationale (extrê-me droite), avec les deux du Parti national religieux.
Et les explications des uns et des autres ne manquent pas d’intérêt. Pour Uzi Landau, la feuille de route, « pire que les accords d’Oslo, est le document le plus dangereux depuis cinquante ans pour le statut diplomatique et la sécurité d’Israël ». « Il influera, renchérit Sharansky, sur les concessions demandées à Israël durant les prochaines années. » Sur quoi Limor Livnat – avec sa conception très personnelle de l’éducation – se voulut rassurante : « En fait, le gouvernement n’a pas approuvé du tout la feuille de route. » Plus concret, Benny Elon, ministre du Tourisme et chef du Moledet (une des fractions de l’Union nationale), justifia son refus de démissionner, comme l’y incitaient plusieurs de ses amis : « Il sera plus facile de torpiller la feuille de route en restant dans le gouvernement qu’en allant dans l’opposition. »

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Quant à Shaul Mofaz, ministre de la Défense, qui avait jugé le document, quelques jours plus tôt, « mauvais pour Israël », mais se résigna à l’approuver « pour éviter un affrontement avec les Américains », il se lança dans une exégèse plus raffinée : « Nous n’avons pas voté sur un accord international. En fait, ce n’est même pas un document légalement contraignant. Il n’y a ici aucune sorte d’engagement. C’est plutôt une déclaration d’intentions diplomatiques. »

Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le Premier ministre dût faire face à une quasi-révolte de sa coalition à la Knesset. Mais tandis qu’Avigdor Lieberman (Union nationale) s’exclamait comiquement : « Sharon nous a pris par surprise, avec nos pantalons sur les chevilles », ledit Sharon, à contre-emploi, parut saisi d’une bouffée de franchise : « L’idée qu’il serait possible de maintenir 3,5 millions de Palestiniens sous occupation – oui, c’est une occupation et vous pouvez ne pas aimer le mot, mais il s’agit bien d’une occupation – est mauvaise pour Israël, mauvaise pour les Palestiniens et mauvaise pour l’économie israélienne. On ne peut contrôler pour toujours 3,5 millions de Palestiniens. Voulez-vous rester à Jénine, à Naplouse, à Ramallah et à Bethléem ? »
D’où quelque émotion dans le landernau. Le ministre des Affaires étrangères envisagea pour la première fois d’autoriser les porte-parole officiels à employer le terme, jusqu’ici banni, d’« occupation ». Et le conseiller juridique du gouvernement, Eliakian Rubinstein, rétorqua qu’il fallait parler, légalement, de « Territoires disputés » et non « occupés ». Ce qui amena Sharon à faire quelque peu marche arrière, précisant qu’« en parlant d’occupation, il voulait dire qu’il n’était pas souhaitable pour Israël de régner sur une population palestinienne ».
Le problème est que ces embrouilles interisraéliennes se compliquent d’un double langage de l’administration Bush. Au moment même où les dirigeants israéliens se voulaient convaincus des bonnes dispositions américaines à l’égard de leurs quatorze « réserves » à la feuille de route, des responsables, à Washington, conseillaient au gouvernement palestinien de ne pas prendre au sérieux les « réserves » en question. Et, tout aussi parallèlement, Ariel Sharon, devant la commission de la Défense et des Affaires étrangères de la Knesset, faisait état d’un accord de l’administration américaine pour que le sujet des colonies et des « avant-postes » illégaux ne soit pas discuté dans le cadre de la feuille de route, mais séparément entre Jérusalem et Washington.
En vérité, le seul test décisif touchant le destin de la feuille de route portera précisément sur le sort réservé à ses dispositions concernant les colonies et les avant-postes : soit déjà, dans l’immédiat, le gel de toute colonisation (y compris celle relevant d’une « croissance naturelle »), accompagné du démantèlement de toutes les implantations postérieures à 2001.
Or, sur ce point, c’est un véritable tir de barrage que viennent de déclencher, frénétiquement, les organisations de colons. Citons seulement l’un de leurs porte-parole, l’ex-député Elyakim Haetzni, d’Hébron, pour qui le jour de l’acceptation de la feuille de route est un « moment historique au sens où l’était celui de la destruction du Second Temple ». Et, comme un journaliste du Yediot Aharonot lui fait remarquer que 56 % des Israéliens approuvent le document du Quartet, il répond : « Oui, bien sûr. Tout comme les Juifs s’embarquaient volontiers dans les trains [pour les camps de la mort] en croyant tout ce que les Allemands leur disaient. Les Juifs sont un peuple très dangereux pour lui-même. Ils ont attiré sur eux des holocaustes tout au long de leur histoire. […] L’État d’Israël est né à la fin du Mandat britannique. Notre souveraineté se termine aujourd’hui, avec le début du Mandat américain. »
Rien n’indique qu’Ariel Sharon soit prêt à affronter ces excités qu’il a toujours soutenus. Ni que George W. Bush, de passage dans la région, voudra l’y inciter. Ce qui ne fera de la feuille de route qu’un passeport pour nulle part.

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