Algérie-France : « Baba Merzoug », ce canon de douze tonnes qui pèse sur les mémoires
Symbole de la résistance des Deys face à la France, l’engin de guerre, qui se trouve aujourd’hui à Brest, pourrait être bientôt restitué à Alger.
Art africain : le long chemin des restitutions
Le retour et l’exposition au Bénin de 26 pièces royales, pillées dans les palais d’Abomey en 1892, sont une étape importante du processus de restitution des œuvres d’art africaines par les anciennes puissances coloniales. Mais il reste beaucoup à faire.
Un canon de bronze de sept mètres et de douze tonnes qui pèse lourdement sur le différend mémoriel entre la France et l’Algérie. Pour les Algériens, ce canon porte le nom de « Baba Merzoug ». Pour les Français, il est « La Consulaire ». Les premiers exigent sa restitution, les seconds jugent que sa place est en France car il fait partie de son Histoire. Une histoire qui remonte au XVIe siècle, à l’époque de la Régence d’Alger.
Pour protéger cette ville tombée entre les mains des Ottomans en 1530, Hassan Agha, beylerbey d’Alger, fait fondre ce canon unique par les mains expertes d’un maître d’œuvre vénitien dont on ne connaîtra sans doute jamais le nom. Installé sur les remparts qui protègent la ville et d’une portée de 4,8 kilomètres, le canon est une arme redoutable contre les navires hostiles qui s’aventureraient dans la baie d’Alger.
En 1682, après plus d’un siècle de conflits entre navires français et pirates barbaresques, ces derniers capturent une frégate française et veulent vendre le commandant comme esclave. Louis XIV ordonne alors à l’amiral Duquesne de mener une expédition pour prendre la ville d’Alger et obtenir la libération des esclaves chrétiens détenus. Les bombardements des navires de la marine française qui durent des semaines font des centaines de victimes parmi la population.
Bras de fer
Nommé Consul de France à Alger quelques années plus tôt, le vicaire apostolique Jean Le Vacher, connu notamment pour ses actions humanitaires envers les chrétiens du Maghreb et les malades de la peste, officie comme intermédiaire entre l’amiral Abraham Duquesne et le Dey Baba Hassen pour obtenir la paix et la libération des captifs. La médiation échoue en raison de l’intransigeance de l’amiral qui doit rebrousser chemin vers Toulon en raison du mauvais temps.
Juin 1683, Abraham Duquesne retourne en mer à la tête d’une flotte conséquente pour soumettre Alger qu’il noie sous un déluge de boulets. Le massacre est tel que le Dey sollicite une fois de plus le père Le Vacher pour jouer les bons offices entre les deux belligérants. Des dizaines de prisonniers français sont ainsi libérés en échange d’une promesse de paix.
En plus du paiement d’une indemnité d’un million cinq cents mille francs, l’amiral français exige que Hussein Pacha, capitaine de la flotte de la Régence, lui soit remis comme trophée de guerre.
Le siège dure des jours. Une partie de la ville est rasée
Désireux de se débarrasser de celui qui est surnommé Mezzomorto (mort-vivant en italien), ce renégat italien converti à l’islam avant de se mettre au service des Turcs, le Dey Baba Hassan le livre à l’amiral sans délai. À malin, malin et demi, puisque Mezzomorto retourne la situation à son avantage en promettant aux Français de satisfaire toutes leurs exigences contre sa libération.
Représailles
De retour dans la ville, Mezzomorto mène une rébellion contre le Dey, le poignarde de ses propres mains, fait assassiner les membres de son Diwan et s’autoproclame roi d’Alger sous le nom d’El Hadj Hussein Pacha. Mais l’Italien ne tient pas ses promesses, refuse de payer l’indemnité et ne libère pas tous les captifs chrétiens. Les bombardements français reprennent pendant plusieurs jours. Aux bombes des navires français répondent les boulets des canons turcs dont ceux du terrifiant Baba Merzoug. Le siège dure des jours. Une partie de la ville est rasée.
Paralysé des deux jambes, le consul Le Vacher va payer le prix fort des représailles du nouveau maître d’Alger. Accusé à tort d’avoir adressé des signaux à la marine française en lui indiquant à l’aide de linges des quartiers à bombarder, le consul est arrêté par les janissaires de Mezzomorto. Le 29 juillet 1683, il est conduit vers le môle qui fait face aux navires français.
Dos tourné à la mer, le vieux missionnaire est attaché à la bouche du canon « Baba Merzoug ». Son corps est pulvérisé par le boulet. Ce jour-là, une vingtaine d’autres prisonniers chrétiens subissent le même sort. Le malheureux Jean Le Vacher inaugure le supplice du canon.
André Piolle arrive en 1685 comme nouveau consul de France
Une année après sa mort, la France et la Régence signent un traité de paix « pour cent ans ». Signe de cette paix des braves, André Piolle arrive en 1685 comme nouveau consul de France. Ses relations avec les hommes de Mezzomorto se dégradent au fil du temps, tant et si bien que celui-ci le fait emprisonner et le met aux travaux forcés dans les carrières d’Alger avec des dizaines d’autres prisonniers chrétiens.
« Alger n’est qu’une ruine »
La France envoie une nouvelle expédition maritime, conduite cette fois-ci par le maréchal Jean d’Estrées qui assiège Alger en juin 1688 avec quinze vaisseaux, seize galères et dix galiotes à bombes. Les deux forces se jaugent. Le maréchal menace d’exécuter des prisonniers turcs si le régent se rend coupable des mêmes atrocités commises en 1683. Mezzomorto réplique qu’en cas d’attaque, il fera subir le même sort au consul.
Les bombardements qui commencent le 1er juillet détruisent plusieurs quartiers et font des centaines de victimes. Deux jours plus tard, André Piolle est conduit au môle, attaché à la bouche du canon et pulvérisé à son tour par le boulet.
Une trentaine de chrétiens périssent de la même manière. Michel Montmasson, vicaire apostolique d’Alger, fera lui aussi les frais de cette guerre barbare. Torturé et mutilé, il est supplicié de la même façon à la bouche du canon. La légende raconte qu’il a souffert son martyr sans prononcer un mot.
En représailles, Jean d’Estrées fait occire des prisonniers turcs détenus sur le navire et dont il enverra les dépouilles sur un radeau. La flotte du maréchal quitte les eaux d’Alger en août 1688.
Il décrira ainsi son passage : « La ville a été absolument écrasée, les cinq vaisseaux qui étaient dans le port sont coulés. Le fort de Matifou avec ses quinze pièces de canon, entièrement rasé, Alger n’est qu’une ruine, les mosquées et la maison du Dey sont à terre. Les bombes ont dépassé la ville haute et brisé les aqueducs. Le fanal, le môle et le chantier de construction sont fort endommagés. Mezzomorto a été blessé deux fois, les habitants s’étant retirés à la campagne ont peu souffert. »
Benjamin Stora recommande la création d’une commission franco-algérienne chargée d’établir l’historique du canon « Baba Merzoug »
Il faut attendre la conquête d’Alger en 1830 par le corps expéditionnaire français pour retrouver les traces du fameux canon. À la suite de la capitulation du Dey, l’amiral en chef Guy-Victor Duperré récupère cette pièce d’artillerie qu’il fera expédier à Brest.
Restitution à venir ?
Baptisé « La Consulaire » en hommage aux deux consuls français qui ont péri en 1683 et 1688, le canon est transformé en une colonne de couleur vert émeraude, posée sur un bloc de granit et dont le sommet est surmonté d’un coq qui pose sa patte sur un globe terrestre.
En juillet 2013, l’Algérie adresse une demande officielle de restitution du canon. « L’amirauté est très attachée à ce canon, qui fait partie désormais de l’histoire de la Marine nationale », expliquait à l’époque le ministère français de la Défense pour justifier son refus.
Emmanuel Macron a déjà fait des gestes symboliques liés à ce travail sur le passé
Le dossier est désormais entre les mains de l’Élysée. Dans son rapport sur le passé mémoriel qu’il a remis à Macron en janvier 2021, l’historien Benjamin Stora recommande la création d’une commission franco-algérienne d’historiens chargée d’établir l’historique du canon « Baba Merzoug » ou « La Consulaire » et de formuler des propositions partagées quant à son avenir, « respectueuses de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée ».
Emmanuel Macron a déjà fait des gestes symboliques liés à ce travail sur le passé et la mémoire. Fera-t-il un nouveau pas en le restituant à l’Algérie à l’occasion du 60e anniversaire de la signature des accords d’Évian du 19 mars 1962 ?
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