Mauvaise orientation

Publié le 2 juin 2003 Lecture : 7 minutes.

Tony Blair en Irak fin mai ; George W. Bush au Moyen-Orient début juin. Du spectacle. Moins de deux mois après la prise de Bagdad par les Américains et la chute-disparition-évaporation de Saddam Hussein (et de son régime), nous voyons s’installer le paysage d’un après-guerre.
Avec, ce qui ne trompe pas, des vainqueurs qui voyagent, se montrent, plastronnent, tandis que ceux qui se sont rangés de leur côté (et tous les opportunistes de la terre) susurrent : « Nous en étions, nous aussi, ne nous oubliez pas… » Quant à tous ceux qui n’ont ni approuvé ni soutenu la guerre, ils ne savent pas quelle posture adopter.
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« La guerre est le plus puissant de tous les facteurs de transformation. Elle accélère tous les processus, elle efface les différences secondaires, elle est révélatrice de la réalité… », a dit le grand romancier et journaliste britannique George Orwell au lendemain de la guerre (mondiale celle-là) de 1939-1945.
Bien qu’elle n’ait été qu’une courte miniguerre, celle d’Irak accélérera, elle aussi, les processus de changement.
Mais dans quel sens ?
Je suis absolument persuadé, pour ma part, que les gagnants d’aujourd’hui verront leurs calculs déjoués et leurs espoirs déçus : l’Irak et le Moyen-Orient d’après-demain ne seront pas ce qu’ils pensent pouvoir en faire.
Je vous soumettrai plus loin mes raisons.

Mais, avant cela, pour l’Histoire et pour la morale, avec beaucoup d’autres, je me dois de souligner que cette guerre a été « vendue » à l’opinion publique sur un mensonge éhonté : « Il fallait absolument, nous a-t-on dit, mettre hors d’état de nuire les armes de destruction massive en possession de Saddam Hussein. »
George W. Bush et Tony Blair ont juré que c’était nécessaire et urgent parce que ces armes – dont l’existence ne fait aucun doute, assuraient-ils – constituaient une menace mortelle contre eux et leurs alliés, justifiant la guerre préventive.
Or le régime de Saddam Hussein s’est effondré sans en utiliser et 100 000 soldats anglo-américains occupent tout l’Irak depuis deux mois, détenant ses scientifiques, ses responsables politico-militaires et ses archives, sans en trouver.
Pas plus que la moindre trace d’un lien avec el-Qaïda, qui était la deuxième raison invoquée pour déclencher les hostilités.
La guerre d’Irak a donc été bâtie sciemment sur le mensonge et la tromperie par des politiciens fourbes portés par les urnes à la tête de grandes démocraties.
En principe, et comme l’a montré l’exemple de Richard Nixon, dans un système démocratique, les tricheurs ne survivent pas longtemps à la mise à nu de leur tricherie.
J’en viens aux raisons pour lesquelles, à mon avis, ce qu’ont entrepris Bush et Blair ne se réalisera pas.
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L’Irak Il est passé de la dictature de Saddam Hussein et fils à celle d’un Paul Bremer, inexpérimenté et qui croit possible de gouverner un peuple aussi difficile que celui d’Irak en supprimant d’un trait de plume un jour le Baas, le lendemain l’armée.
Il dispose, certes, de plus de 100 000 hommes puissamment armés. Mais cette troupe a déjà montré qu’elle était plus douée pour la guerre électronique que pour la fonction d’armée d’occupation.
Pour vous donner à voir ce qui se passe aujourd’hui en Irak, le mieux est de citer le témoignage, en date du 28 mai, du journaliste britannique Robert Fisk, qui est resté à Bagdad depuis la guerre :
« Reclus dans les salons en marbre des plus beaux palais de Saddam, des milliers d’officiers et de fonctionnaires américains – totalement coupés des cinq millions d’Irakiens qui les entourent – se battent sur leur ordinateur portable pour créer la « démocratie » néoconservatrice rêvée par Rumsfeld, Perle et consorts. Quand ils s’aventurent à l’extérieur, ils le font avec des gilets pare-balles, à bord de véhicules blindés et escortés de militaires en armes.
« L’inscription « Mort à l’Amérique » se lit déjà sur les murs de Bagdad. […]
« Les forces américaines, qui circulent dans les artères de la capitale, empêchent les automobilistes de s’approcher des véhicules militaires et de les doubler.
« Hier, j’ai vu un véhicule de combat de type Bradley garé dans la rue Yasser-Arafat avec, en face de lui, une ribambelle d’enfants. Au sommet du véhicule, un soldat américain en lunettes de soleil, les mains sur les hanches et un énorme cigare aux lèvres, ne les quittait pas des yeux pendant que ses collègues pointaient leur arme sur chaque voiture qui passait. Quel est le message que l’on est censé faire passer ici ?
« […] Le nouvel ambassadeur américain en Irak s’est rendu en hélicoptère dans le sud du pays, la semaine dernière, et a demandé à survoler les sites archéologiques de Mésopotamie. Ayant repéré une bande de pillards, les gardes de l’ambassadeur ont tiré en signe d’avertissement. Et que croyez-vous qu’il arriva ? Les pilleurs ont riposté à l’arme automatique. »
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Israël/Palestine Sur ce plan, on nous assure que « les choses bougent vite et dans le bon sens ».
1. Nous avons vu Mahmoud Abbas, le nouveau Premier ministre palestinien, reçu plus d’une fois par Ariel Sharon, « négocier » avec lui pendant des heures.
Dans peu de jours, nous verrons George W. Bush lui-même rencontrer – pour la première fois de sa vie, je pense – un Palestinien et serrer, devant les caméras, les deux mains de ce même Mahmoud Abbas.
2. On nous a assuré qu’Ariel Sharon, homme de sagesse et de paix, a non seulement accepté, mais a fait accepter par son parti, le Likoud, et son gouvernement de faucons la désormais célèbre « feuille de route » (c’est-à-dire le plan de paix rédigé par les États-Unis, la Russie, l’Europe et les Nations unies pour ramener et organiser la paix entre Israël et la Palestine, érigée en État).
Ce serait historique, si c’était vrai. C’est, hélas ! tout simplement de la propagande.
Il n’y a malheureusement pas de négociation entre Abbas et Sharon, et ce dernier n’a pas accepté la feuille de route : on veut tout simplement nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
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Sharon-Abbas/Abbas-Bush
Mahmoud Abbas est ce qu’on appelle une « colombe » : il a été, du côté palestinien en 1993, le principal négociateur des accords d’Oslo ; Ariel Sharon, lui, est un « faucon » : il considère ces mêmes accords d’Oslo comme « une erreur israélienne tragique » et s’est donné pour mission de les détruire.
Imaginez « la négociation » entre ces deux hommes, dont l’un occupe et colonise le pays de l’autre, croit sincèrement que « les Arabes ne respectent que la force ».
Vous voulez savoir ce que Sharon attend de ses rencontres avec Abbas ? Il l’a dit (au New York Times) et je le cite : « Nous prendrons en considération l’effort à 100 % qu’il pourra faire pour arrêter le terrorisme. Comment le mesurer ? Premièrement, s’il arrête, interroge, traduit en justice et punit les assassins ; deuxièmement, s’il dissout le Hamas, le Djihad, le Front populaire et les autres organisations du même type ; troisièmement, s’il saisit les armes illégales et les remet aux États-Unis pour qu’elles soient détruites ; quatrièmement, s’il met fin à tout incitation à la violence et éduque les Palestiniens en vue de la paix. »
En vérité, Sharon et Bush espèrent avoir trouvé en Abbas le dirigeant palestinien qu’Arafat a refusé d’être, raison pour laquelle il a été mis hors jeu : celui qui tue autant de Palestiniens que nécessaire pour donner aux Israéliens la sécurité que leur formidable armée n’a pas pu leur assurer. Et qui, ensuite, apposera sa signature au bas d’un accord qu’ils lui auront imposé comme solution définitive du conflit israélo-palestinien.
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L’acceptation par Sharon de la feuille de route
Ni le gouvernement israélien ni la Maison Blanche n’ont osé rendre publiques les quatorze demandes de modification formulées par Sharon (et acceptées par Bush), car, lorsqu’elles seront connues, il sera patent que Sharon a, en fait, avec la complicité de Bush, refusé la feuille de route : son faux « oui, mais » camoufle un vrai « non » de sorte que « la feuille de route » acceptée par le pouvoir israélien en est, en réalité, une autre qui, elle, « mène de nulle part à rien ».
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Le commentateur israélien Uri Dromi, connu pour être un bon connaisseur des arrière-pensées d’Ariel Sharon, le dit sans ambages : « L’homme qui est le principal artisan de la colonisation par Israël de la Cisjordanie et de Gaza n’est pas capable de signer l’acte de décès de ces colonies… Ce qu’il veut, c’est tenir, ne faire aucune concession jusqu’à ce que, de guerre lasse, les Palestiniens battent en retraite et acceptent de se contenter d’un semblant d’État.
« La « feuille de route » ? Il l’enveloppera de mots gentils, en retardera la mise en oeuvre par des réserves. Il tiendra ainsi jusqu’aux élections américaines de 2004, en escomptant que Bush fils aura en tête de ne pas faire l’erreur de son père qui, en faisant pression sur Israël, a perdu son poste… »
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Conclusion : fille du mensonge et du cynisme, conduite par des manipulateurs, dont la suffisance n’a d’égale que la méconnaissance de la région, la guerre d’Irak est, certes, un facteur de transformation. Ses auteurs connaîtront dans l’immédiat des succès, mais, je le pense en tout cas, ils conduisent la région dans la mauvaise direction, et leur entreprise est vouée à l’échec.

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