Le spectre de la déflation

Selon certains experts, la baisse incontrôlable des prix qui sévit au Japon pourrait contaminer le reste du monde. Fausse alerte ou réelle menace ?

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 5 minutes.

La déflation – définie comme un recul incontrôlable des prix – est la dernière peur à la mode. Que la Réserve fédérale américaine publie, le 6 mai, un communiqué où elle reconnaît que « la probabilité d’une baisse substantielle des prix, indésirable quoique mineure, est supérieure à celle d’une augmentation » et voilà les experts repartis dans les sombres pronostics qu’ils affinent depuis l’année dernière : la déflation, sorte de « sras économique » parti du Japon, serait à nos portes. Et le fantôme de la crise de 1929 hante une Allemagne en petite forme. L’opinion publique s’angoisse d’autant plus qu’elle ne distingue plus les différences entre déflation, désinflation ou dépression.
C’est à n’y rien comprendre ! Comment une baisse des prix peutelle être considérée comme dangereuse, surtout quand on a vécu et que l’on vit encore dans de nombreux pays avec un taux d’inflation annuelle dépassant les 10 %, voire les 20 % ? N’est-il pas plutôt bénéfique pour les consommateurs que le kilo de riz ou le téléphone portable soient moins chers ? C’est oublier que les prix connaissent deux maladies redoutables qui désorganisent les économies et pourrissent la vie des consommateurs et des chefs d’entreprise : l’inflation et la déflation. La première consiste en une hausse très rapide du prix des biens et services qui réduit le pouvoir d’achat de la monnaie. La deuxième est le résultat d’un processus pernicieux qui détruit les ressorts d’une économie.
La « bonne » déflation s’appelle la désinflation. Il s’agit alors d’un recul des prix dû à une concurrence saine, au progrès technologique et à l’accroissement de la productivité. C’est le mouvement qui a mis à la portée de plus en plus de consommateurs les automobiles ou les téléphones portables. Rappelons que les prix ont baissé sur de longues périodes durant le XIXe siècle sans que cela provoque des drames. La « mauvaise » déflation, elle, fonctionne schématiquement selon le scénario suivant : à la suite de l’éclatement d’une « bulle » immobilière (Japon) ou monétaire (Argentine) par exemple, les entreprises cherchent à maintenir leur part de marché en baissant leurs prix ; leurs profits s’effondrent ; elles licencient et diminuent les salaires de leurs salariés ; la consommation se réduit à son tour ; les prix baissent encore, car « trop de vendeurs chassent trop peu d’acheteurs », selon l’économiste Robert Samuelson ; les entreprises et les particuliers ne peuvent plus rembourser leurs dettes ; les banques en difficulté raréfient leurs prêts, ce qui empêche les investissements et la consommation, etc.
Le cercle vicieux s’auto-entretient, comme le prouve le cas du Japon, seul pays où la déflation sévit incontestablement. L’éclatement de la bulle immobilière et boursière au début des années quatre-vingt-dix a déclenché un recul de la demande, puis un recul des prix, l’accumulation de créances douteuses dans les bilans des banques et un tarissement du crédit. Le gouvernement a injecté en vain des milliers de milliards de yens dans des programmes de relance ; les autorités monétaires ont baissé les taux courts à zéro. Sans résultat, pour la bonne raison qu’il vaut mieux mettre son argent dans un bas de laine que le dépenser ou le placer en Bourse : 100 000 yens (720 euros) investis en valeurs du Nikkei en 1995 ne valent plus que 43 000 yens (310 euros) aujourd’hui ; enfermés dans un coffre-fort depuis 1995, ils en vaudraient 108 000 (778 euros). De quoi effectivement vous dégoûter de consommer ou d’investir ! Résultat : le taux de chômage est passé de 4,1 % en 1998 à 5,3 % en 2002. Au premier trimestre 2003, la croissance du Produit intérieur brut nippon a été absolument nulle.
Quel pays risque de succomber au virus de la déflation ? L’Allemagne, répondent en chœur les experts. Pour l’heure, elle ne s’y trouve pas, puisque son taux d’inflation est de peu inférieur à 1 %. Mais c’est la moitié du taux de l’Union européenne, et l’on constate que les facteurs d’une spirale catastrophique sont en place : l’Allemagne a dépensé énormément pour la réunification avec ses länder orientaux, accumulant les déficits ; elle est entrée dans l’euro avec un mark surévalué, des salaires trop élevés, ce qui a provoqué un ralentissement des exportations, puis de la croissance, une poussée du chômage (10,6 %), une hausse des taux d’intérêt et une paralysie de son secteur bancaire. Aujourd’hui, l’Allemagne est entrée en récession avec un recul de son Produit intérieur brut de – 0,2 % au premier trimestre 2003. Elle n’a plus de possibilités d’action, puisque les critères de Maastricht lui interdisent de tenter une relance par les déficits budgétaires. Aujourd’hui en récession, l’Allemagne figure parmi les pays qui pourraient succomber au virus. Mais pour l’heure, son taux d’inflation est de peu inférieur à 1 %. L’euro est en train de monter par rapport au dollar, ce qui gênera encore plus ses exportations. Elle s’approche dangereusement du trounoir.
La grande question qui taraude les experts est de savoir si le mal nippon et les menaces allemandes pourraient provoquer une épidémie mondiale de déflation avec son cortège de catastrophes. Les prophètes de malheur font valoir que l’Europe pourrait bien être contaminée, puisque les Pays-Bas et l’Italie sont aussi en récession et qu’il n’y a plus guère de locomotive pour tirer l’économie européenne puisque la France ne progresse plus en rythme annuel que de 1 % et quelques et que la Grande-Bretagne ralentit. D’autres notent que les prix de l’immobilier européen sont toujours orientés à la hausse et que la consommation ne s’est nulle part étouffée comme au Japon.
Restent les États-Unis. On avait un peu trop espéré que la fin de la guerre en Irak dissiperait la méfiance qui y règne depuis l’éclatement de la bulle boursière due à l’engouement pour les nouvelles technologies (8 000 milliards de dollars, 6 730 milliards d’euros, sont partis en fumée depuis 2000) et surtout depuis le scandale de la faillite d’Enron. Or l’économie de la première puissance économique du globe n’est pas repartie, malgré les baisses d’impôts et les déficits budgétaires astronomiques décidés par l’équipe Bush. Les pessimistes s’inquiètent des 525 000 emplois détruits au premier trimestre et du recul de la consommation de 0,1 % enregistré au mois d’avril. Mais Alan Greenspan, le patron de la Réserve fédérale, a prévenu qu’il avait à sa disposition le moyen d’injecter dans l’économie américaine les liquidités nécessaires pour empêcher la spirale déflationniste et dépressive de s’amorcer. L’irrésistible baisse du dollar devrait même accélérer l’inflation américaine. Quant à la croissance, elle devrait demeurer le double de celle de l’Europe.
Qu’en conclure ? Que le monde n’est, certes, pas à l’abri d’une crise systémique que la mondialisation pourrait propager à l’ensemble des pays de façon foudroyante. Mais que la vraie menace pour l’économie mondiale est une croissance molle, tous les paramètres demeurant médiocres : inflation légère, nouvelle poussée du chômage, faiblesse des investissements, atonie de la consommation et surtout persistance de la défiance. Car les États-Unis ne sont plus aussi vaillants ; l’Europe doute ; le Japon désespère. Seule la Chine tirerait encore l’attelage. À condition que l’épidémie de pneumonie atypique s’apaise dans les prochaines semaines…

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