Le retour du maccarthysme

Les ressortissants des pays arabo-musulmans ne sont plus les bienvenus aux États-Unis. Vers une nouvelle chasse aux sorcières ?

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 7 minutes.

Lancé le 30 septembre 2002 par John Ashcroft, le ministre de la Justice, le Système d’enregistrement des entrées-sorties pour la sécurité nationale (National Security Entry-Exit Registration System – NSEERS) s’essouffle déjà. Asa Hutchinson, le sous-secrétaire à la Sécurité nationale, a reconnu que sa mise en place ne sera pas achevée dans les délais et qu’elle coûtera beaucoup plus cher que prévu. À défaut de pouvoir ficher les quelque 440 millions d’étrangers qui séjournent chaque année aux États-Unis, les douaniers devront donc se concentrer sur un petit nombre d’entre eux. Lesquels ? Ceux que les services de renseignements désignent comme des « individus à risque ».
En soi, cette surveillance n’a rien de scandaleux. On peut concevoir que les autorités américaines, qui ont été incapables de repérer les dix-neuf kamikazes du 11 septembre 2001, cherchent à renforcer la protection du territoire. Mais le nouveau dispositif donne lieu à de fâcheuses dérives, dont les premières victimes sont les ressortissants des pays arabes et/ou musulmans.
Ashcroft a par ailleurs instauré un système d’enregistrement des étrangers déjà installés aux États-Unis, qui, lui aussi, aboutit à créer deux classes d’immigrés. Certains n’ont aucun souci à se faire et pourront continuer à vivre comme avant. D’autres, environ cent mille personnes originaires de vingt-cinq pays (tous arabo-musulmans, à l’exception de la Corée du Nord), ont été contraints de se présenter, quel que soit leur statut, au Bureau de l’immigration de leur région.
« Ce qui se passe en ce moment est totalement antiaméricain. Chaque jour, nous sommes saisis de plusieurs plaintes, les Arabes et les musulmans ont peur », s’insurge Jahshan Khalil, vice-président de l’Arab-American Anti-Discrimination Committee (ADC), un lobby de Washington qui s’efforce d’empêcher le vote par le Congrès des budgets affectés au NSEERS. Quand on a le malheur d’être né dans l’un des pays mis à l’index, il est désormais très difficile d’obtenir un visa. Pour quelque raison que ce soit : travail, études, tourisme ou visite à un parent.
Mehdi est tunisien. Il a 24 ans et vient d’obtenir une maîtrise de finances à l’université de Tunis. Comme beaucoup de jeunes gens de son âge, il souhaite améliorer son anglais et couronner ses études par un diplôme américain. Un « plus » incontestable sur un curriculum vitae. Jusqu’au 11 septembre 2001, les universités américaines s’enorgueillissaient d’accueillir sans discrimination des étudiants venus du monde entier. À condition qu’ils soient brillants ou, au moins, fortunés. Cet âge d’or est apparemment révolu. Dans plus de la moitié d’entre elles, la majorité des étudiants étrangers n’a pu suivre les cours du premier semestre de l’année universitaire en cours. Les procédures d’attribution des visas et d’enregistrement peuvent désormais prendre jusqu’à six mois. Au lieu de quelques semaines avant les attentats.
Début janvier, Mehdi débarque à Los Angeles. Des rêves américains plein la tête. Quinze jours plus tard, il se retrouve, menottes aux poignets, dans les locaux de l’Immigration and Naturalization Service (INS). Pourtant, ses papiers sont en règle. Il veut seulement obtenir l’autorisation de changer d’université, l’établissement où il est inscrit étant très éloigné de son domicile. Mais son entretien avec un agent de l’immigration s’est très mal passé. Après l’avoir photographié sous toutes les coutures et avoir relevé ses empreintes digitales à huit reprises, celui-ci a fini par l’insulter grossièrement – « Go home, go home ! » – avant de le parquer dans une cellule surpeuplée. Par la suite, le directeur local de l’INS reconnaîtra « l’erreur » de ses services, mais, pour Mehdi, il est déjà trop tard. Bien qu’un visa d’entrée lui ait été délivré, plusieurs semaines auparavant, par l’ambassade américaine à Tunis, l’irascible employé a apposé sur son passeport une très jolie mention à l’encre rouge : « Denied » (« refusé »). Il ne reste plus à Mehdi qu’à rentrer chez lui pour demander un nouveau visa. Son histoire n’a malheureusement rien d’exceptionnel.
Alexandre Castellini, lui, est français, de parents français. Mais il est né à Casablanca, au Maroc. Titulaire d’un Master à l’université Stanford, à San Francisco, il a trouvé un emploi chez Chevron. Son visa étudiant l’autorisait à demeurer aux États-Unis neuf mois après la fin de ses études. Ensuite, en juillet 2002, il lui a fallu rentrer en France, le temps, pour les services de l’immigration, de lui délivrer un permis de travail et un nouveau visa. L’INS l’avait prévenu que la durée des formalités n’excéderait pas trois semaines. En fait, Alexandre est resté bloqué six mois à Paris. À cause de son lieu de naissance. S’il a finalement pu rejoindre son poste à San Francisco, au début de cette année, c’est uniquement grâce à l’énergique intervention de Chevron auprès de l’ambassade.
Le Marocain Abdeslam Bennani (23 ans) a eu moins de chance. À l’issue de brillantes études supérieures en France, il a intégré la prestigieuse École polytechnique. L’été dernier, il a trouvé un stage dans une entreprise américaine. L’ambassade lui ayant accordé, à la mi-juillet, l’autorisation nécessaire, il ne lui restait plus qu’à obtenir le précieux visa. Or celui-ci ne lui sera délivré qu’à la fin du mois d’octobre. Trop tard : son autorisation de stage n’était plus valide. De toute façon, ledit stage avait commencé au début du mois d’août ! « Tant pis, commente-t-il, j’ai finalement trouvé ce que je cherchais en France. »
Ce n’est pas la première fois que les États-Unis ferment ainsi leurs frontières et se transforment en forteresse inexpugnable – pour certains, du moins. Dans les années cinquante, à l’époque du maccarthysme et de la « chasse aux sorcières », c’étaient les communistes et leurs sympathisants qui étaient dans le collimateur. Aujourd’hui, ce sont les Arabo-musulmans. Grande différence, toutefois : il est à peu près impossible de lire sur le visage ou sur le passeport d’un étranger s’il est ou nom communiste, alors que les Arabes se trouvent très exposés au « délit de faciès » !
Ashcroft n’a d’ailleurs rien inventé : le Patriot Act et le NSEERS ne sont que la mise en application de lois concernant l’enregistrement des étrangers qui existaient depuis 1952, mais n’avaient jamais été appliquées. Parce que jugées abusives. Aujourd’hui, le « démon » a de nouveau un visage, et l’administration Bush remet en question la tradition d’accueil des États-Unis, terre d’immigration par excellence. « Pour assurer la sécurité nationale, il n’est nul besoin de fouler aux pieds les libertés constitutionnelles, s’indigne l’ADC. Le NSEERS ne se fonde pas sur des informations fiables en provenance des services antiterroristes, mais sur des notions comme l’ethnie, l’origine nationale, la race et la religion. Il vise nécessairement des innocents. D’ailleurs el-Qaïda est active dans une soixantaine de pays, alors que vingt-cinq seulement figurent sur la liste noire. »
« Ces mesures sont extrêmement dommageables pour les Américains eux-mêmes », estime Zyad Limam, directeur général d’Afrique Magazine et d’Economia, qui se rend fréquemment aux États-Unis, où il a fait ses études. Au mois de janvier dernier, notre collègue, qui possède la double nationalité franco-tunisienne, avait prévu de se rendre à New York pour interviewer Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU. « Connaissant la situation, des amis m’avaient conseillé, même si je possède un passeport français, de demander un visa pour éviter d’avoir des problèmes à l’aéroport », raconte-t-il. Muni d’une lettre officielle mentionnant la raison de son voyage et l’urgence de sa demande, il se rend donc à l’ambassade américaine à Paris. Et là, il doit déchanter. « C’est très embêtant, voyez-vous, lui rétorque l’agent de l’immigration, vous êtes né à Tunis… » Le chef de mission diplomatique ne se trouvant pas sur place ce jour-là, notre collaborateur a dû annuler son voyage et renoncer à interviewer Kofi Annan. « À la place du Quai d’Orsay, je trouverais honteux qu’on n’accorde aucun crédit à un document émis par mes propres services », commente-t-il.
Plusieurs gouvernements pourtant engagés aux côtés de l’administration Bush dans la lutte antiterroriste se sont d’ailleurs élevés contre ces mesures discriminatoires. Le Pakistan et l’Indonésie, par exemple, ont invité leurs ressortissants à ne se rendre aux États-Unis qu’en cas d’absolue nécessité. Un peu partout, des immigrés commencent à rentrer chez eux, chassés d’un pays qui se présente comme le paradis des libertés et de la démocratie.
Les conséquences économiques de ce phénomène ne devraient pas tarder à se faire sentir. Nombre d’hommes d’affaires répugnent désormais à se rendre aux États-Unis, et plusieurs réunions internationales, à l’ONU notamment, n’ont pas pu se tenir en raison de l’importance des défections. « Je ne travaille plus que par téléphone ou Internet, regrette Jahshan Khalil, le vice-président de l’ADC. Las des tracasseries, les hommes d’affaires du Maghreb et du Moyen-Orient ne viennent plus. » Dans les universités aussi, l’inquiétude règne. Plus d’un tiers des employés des grands laboratoires de recherche sont étrangers. De même qu’environ 40 % des auteurs de thèses en informatique et en engineering. Une partie de ces « cerveaux » pourraient être tentés d’aller exercer leurs talents ailleurs. Mehdi, pour sa part, a décidé d’aller apprendre l’anglais en Afrique du Sud. Et de finir ses études à Londres.

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