La fin de l’état d’exception

Le référendum constitutionnel du 26 mai inaugure un processus électoral qui devrait permettre au pays de refermer la page de la transition ouverte après le génocide de 1994.

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Les 4 millions d’électeurs rwandais se sont déplacés en masse pour le référendum constitutionnel du 26 mai. Le texte, qui instaure un régime semi-présidentiel « fort », bannit toute référence à « l’ethnisme », et qui, pour cette raison, encadre sévèrement l’activité des partis politiques, a été approuvé à une très large majorité, par 93 % des voix. La participation au premier scrutin national organisé dans le pays depuis le génocide de 1994 s’élève à près de 87 %. En dépit de ces scores plutôt flatteurs, ce référendum s’est apparenté à un non-événement. Il n’y a pas eu de campagne ; les opposants au projet de Constitution n’ont pas été autorisés à se déclarer. Les partisans du « oui » n’ont pour leur part tenu aucun meeting, n’ont imprimé ni affiches ni tee-shirts de propagande. Les autorités ont veillé à l’égalité entre les uns et les autres. « Il y avait mieux à faire que d’étaler les divisions sur la place publique, commente le Premier ministre Bernard Makuza. Nous avons préféré informer les citoyens, leur expliquer ce qu’est et à quoi sert une Constitution, solliciter des suggestions. Nous sommes allés faire de la pédagogie sur le terrain, dans les villages. Le Rwanda est rural à plus de 80 %, la majorité de sa population est analphabète et vit avec moins de 1 dollar par jour et par habitant. Faire de la pédagogie est indispensable si l’on veut permettre au peuple de décider par le vote. » Le Front patriotique rwandais (FPR, d’obédience tutsie) du président Paul Kagamé s’est installé au pouvoir en juillet 1994, après sa victoire militaire sur les extrémistes génocidaires du Hutu Power. Pour favoriser la réconciliation nationale, il a instauré un régime d’exception dans lequel les partis légaux – bien qu’ils participent au gouvernement – n’ont ni le droit de recruter, ni celui de tenir des réunions publiques. Cette « pause » dans leur activité normale s’explique par le souci de contenir ce qui pourrait diviser les Rwandais. L’unité est un acquis trop fragile, et il faut composer avec le poids obsédant de l’histoire récente et son million de morts. Le référendum du 26 mai ouvre une séquence électorale à hauts risques. Avec la présidentielle en août et les législatives en septembre, le pays refermera la page de la transition. Mais dans quelles conditions ? En théorie, chaque parti pourra se battre pour ses couleurs, présenter des candidats et faire campagne. Mais le diable est dans les détails. La nouvelle loi électorale devrait être connue sous peu. Elle fera rebondir le débat sur la nature et la liberté des partis.
Car le climat politique s’est beaucoup détérioré depuis le début de l’année. La principale formation de l’opposition, le Mouvement démocratique républicain (MDR), historiquement hutu, l’ethnie majoritaire (environ 80 % de la population), est en passe d’être dissoute. Le 16 mai 2003, le gouvernement a accepté et repris une recommandation parlementaire datant d’avril et prônant la dissolution du MDR. Le mouvement, dont est pourtant issu le Premier ministre Bernard Makuza, est accusé de « divisionnisme ». En clair, de n’avoir pas fait le deuil de l’idéologie qui a inspiré les génocidaires. Accusation gratuite, lancée en pâture à l’opinion pour justifier l’interdiction du seul parti susceptible de contrecarrer les desseins d’un FPR dominé par les Tutsis ? C’est la thèse défendue par l’organisation Human Rights Watch, dans un rapport plutôt sévère sur la situation des droits de l’homme au Rwanda.
L’ONG américaine y dénonce, entre autres, des entraves au multipartisme, des arrestations arbitraires et même des cas de disparitions. « Mais les choses sont moins tranchées que la présentation qu’en donne Human Rights Watch, nuance un bon connaisseur du Rwanda. En privé, les militants du MDR tiennent souvent des propos à la limite de l’incitation à la haine raciale. Et la base reste influençable. Reste une question de fond : pourquoi avoir utilisé, pendant toutes ces années, le MDR comme caution hutue modérée du régime ? Pourquoi se rendre compte aujourd’hui seulement que des éléments du MDR professaient en privé une idéologie divisionniste ? »
Les diplomates occidentaux en poste à Kigali formulent une appréciation encore plus critique et ne cachent pas que « le raidissement du régime » pourrait entraîner des conséquences négatives sur les relations avec l’Europe et les États-Unis. L’affaire du MDR intervient après l’éviction en avril 2000 du président hutu modéré, Pasteur Bizimingu, qui croupit en prison depuis un an. « C’est un signal inquiétant supplémentaire, commente un diplomate européen. Pour bénéficier de l’appui de la communauté internationale, les présidentielles doivent être crédibles. Si Faustin Twagiramungu, Premier ministre hutu entre juillet 1994 et août 1995, affilié au MDR et aujourd’hui exilé en Belgique, est empêché de se présenter, nous serons tentés de reconsidérer notre coopération. » Un avertissement à peine voilé, alors que le pays des Mille Collines devrait normalement bénéficier en octobre prochain d’un allègement des deux tiers de sa dette multilatérale, avec l’annulation d’un passif de 850 millions de dollars.
Pour les Rwandais, cependant, l’enjeu dépasse, et de loin, les considérations diplomatiques et financières. Les mises en garde, même si elles émanent de Washington, l’allié numéro un du pays, risquent de ne pas changer grand-chose à l’option des autorités de Kigali. Elles redoutent un triomphe du « vote ethnique » et une réédition du scénario burundais de 1993. Cette année-là, Melchior Ndadaye, le challenger hutu du président tutsi Pierre Buyoya, l’avait emporté à la faveur du réflexe communautaire. « Un retour de l’ethnicité, même sous une forme déguisée, serait insupportable, explique un cadre du FPR. L’instrumentalisation de l’ethnicité a conduit au génocide. Et le pays est encore trop fragile pour se permettre pareil saut dans l’inconnu. » Dès son accession au pouvoir, le FPR a aboli l’ethnicité. L’option du « nous sommes tous rwandais » est sincère et légitime. Reste à savoir si, en l’état actuel des mentalités, elle est ou non réaliste et compatible avec le principe démocratique « un homme, une voix ». Les Burundais, confrontés eux aussi à des massacres récurrents entre Tutsis et Hutus, viennent de faire un choix à l’opposé des Rwandais, en institutionnalisant et en cultivant l’ethnicité. C’est à partir de ce socle, d’un partage du pouvoir entre les communautés, via une présidence tournante, qu’ils espèrent consolider les fondements de la nation.
La réconciliation mise en oeuvre au Rwanda depuis 1994 est fragile et prendra du temps. La méfiance demeure, et le pays, très sécurisé, ne respire pas vraiment la liberté d’expression. Les élites anglophones, minoritaires, forment le gros des cadres du FPR, et elles ont davantage cloisonné le jeu politique qu’elles ne l’ont ouvert aux Hutus modérés. La mise à l’écart de personnalités hutues comme l’ancien président Pasteur Bizimungu ou comme les actuels dirigeants du MDR participe de ce mouvement. « La culpabilité qui travaillait la société rwandaise dans les années postgénocide est peut-être en train de s’estomper, note un observateur. Mais le pouvoir doit veiller à ne pas marginaliser la majorité, sinon un ressentiment pourrait se manifester, que les revanchards capteront à leur profit. » Pourtant, les autorités abordent sereinement les élections à venir. Elles ont remis le pays en état de marche, redressé l’économie, et assuré la sécurité. En intimidant ceux qu’elles soupçonnent de nourrir des visées divisionnistes, elles ont balisé le terrain. Ce langage de la fermeté n’a jusqu’à présent pas suscité de réactions notables, hormis dans les chancelleries occidentales. Pour l’instant, les Rwandais préfèrent taire leurs rancoeurs et éviter de basculer dans l’inconnu. Accorder un bail supplémentaire de sept ans au FPR et au président Kagamé permettra de conjurer le danger d’un retour de la guerre civile dans un futur proche. Mais cela suffira-t-il à garantir la stabilité à long terme du pays ? C’est aujourd’hui toute la question…

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