Itinéraire d’un kamikaze

Comment Saïd el-Hamdouni, un jeune Palestinien sans histoire, a progressivement perdu ses illusions sur la nature humaine et basculé dans la haine. Au point de vouloir ôter la vie en se donnant la mort.

Publié le 4 juin 2003 Lecture : 10 minutes.

Saïd el-Hamdouni ne fêtera pas son prochain anniversaire. Sa décision est prise : ceinturé de bâtons de dynamite, il se fondra dans la foule, quelque part en Israël, et se fera exploser pour répandre la mort autour de lui. Un geste déterminé qu’il commettra au nom de sa famille, de son pays – la Palestine – et de la liberté. À 29 ans, le jeune homme n’a plus rien à perdre : pour lui, la mort est un cadeau. Cette terrible confession, il la fera au journaliste germano-palestinien Raïd Sabbah, qui, après l’avoir secrètement rencontré à Jénine, en mars 2002, a retracé son itinéraire dans Der Tod ist ein Geschenk (« La mort est un cadeau »), paru aux éditions Droemer.
Pour rien au monde Saïd n’aurait voulu échanger les premières années de son enfance. Une enfance sans histoire qui, un jour de septembre 1972, débute dans un paisible coin de campagne proche de Ramallah. Son horizon, c’est le village de Beït Ijza, blotti au fond d’une vallée ; c’est la ferme de ses parents, qui appartient à la famille depuis plusieurs générations. L’exploitation est en grande partie recouverte d’oliviers desquels son père produit une huile qu’il revend sur les marchés de Ramallah.
Comme la plupart des enfants de son âge, Saïd va à l’école. Il parcourt le chemin à pied : l’établissement se trouve à moins de trente minutes de la ferme familiale. Remarque-t-il les véhicules militaires qu’il croise parfois au loin ? Son père préfère prendre les devants : « Ne t’approche jamais de ces Jeep », lui ordonne-t-il. Il n’en faut pas plus pour éveiller la curiosité de Saïd. Il questionne son père, qui lui parle alors d’occupation et d’expropriation. Et d’Israéliens. Des mots bien abstraits pour un garçon de son âge : il les oublie rapidement.
Un événement viendra pourtant troubler cette enfance insouciante. Début 1979, Saïd aperçoit trois hommes qui s’affairent un peu plus loin, à l’extrémité du terrain familial. Le premier scrute l’horizon à travers une longue-vue posée sur un trépied ; le deuxième mesure le dénivelé du sol avec une règle de géomètre ; le dernier griffonne des notes sur un calepin. Un détail retient tout particulièrement l’attention de Saïd : l’un des hommes porte un revolver à la ceinture. Dévoré par la curiosité, le garçonnet court rejoindre son père. « Qui sont ces étrangers ? » lui demande-t-il. « Des géomètres israéliens qui envisagent de construire un quartier d’habitations. » Saïd perçoit confusément l’angoisse de son père. Mais il n’en a cure. Au contraire, il se réjouit : la construction d’un nouveau quartier, cela signifie l’arrivée de nouvelles familles – et de nouveaux camarades de son âge avec qui jouer ! Mais bien vite, il se rend à l’évidence : ce qui se déroule sous ses yeux n’augure rien de bon. Les Israéliens érigent rapidement une barrière de fils barbelés qui empiète sur le terrain familial. Et ne cachent plus leur hostilité : un jour, un homme armé s’approche, d’un pas décidé, de la clôture derrière laquelle Saïd observe le ballet incessant de bulldozers et de grues, fixe l’enfant quelques instants, puis, menaçant, pointe lentement son revolver sur lui. Et, dans un dernier mouvement, détourne son geste et tire en l’air, en riant. Terrorisé, le garçonnet prend ses jambes à son cou.
Début 1980, la construction de la colonie de Hadasha est terminée : telle une forteresse arrogante, elle surplombe l’ensemble des villages et hameaux palestiniens environnants. Les colons sont loin d’être des voisins aussi amicaux que Saïd l’avait imaginé : une douzaine d’entre eux pénètrent un jour dans ce qui reste de la ferme familiale, s’approchent de son père, exigent de lui qu’il abandonne sa propriété et finissent par le rouer de coups. À partir de là, tout s’enchaîne comme dans le pire des cauchemars : harcèlements, passages à tabac répétés du père par les soldats de Tsahal. Puis, en 1981, expropriation en bonne et due forme. La colonie de Hadasha doit s’agrandir. Saïd et sa famille doivent céder la place.
Les nouveaux camarades de jeu, le garçon de 9 ans les rencontrera finalement à Jénine. Dans le camp de réfugiés jouxtant la ville, la famille s’établit chez l’oncle Abou Omar. Celui-ci possède un petit restaurant prospère ; le père de Saïd peut y travailler. Les enfants découvrent leur nouvelle école. La vie reprend son cours normal. Ou presque. Un jour, le père et l’oncle de Saïd disparaissent pendant vingt-quatre heures. Emmenés par des soldats, ils sont battus et torturés. Motif ? Une carte d’identité périmée, un contrôle qui dégénère. Au cours de cet épisode, le père perdra l’usage partiel du pied droit ; il ne se déplacera plus qu’avec l’aide d’une canne. Mais il restera toujours silencieux sur ces vingt-quatre heures de captivité.
Décembre 1987 : un vent d’exaspération et de révolte souffle sur les Territoires occupés. Partie de Gaza, la première Intifada touche rapidement Jénine et les autres villes de Cisjordanie. Saïd n’hésite pas longtemps : il rejoint le soulèvement. Avec les chebab de son âge, il lance ses premières pierres contre les soldats. Et, provocation suprême pour Tsahal, arbore un sweat-shirt aux couleurs du drapeau palestinien – strictement interdit à cette époque. Mais le combat est inégal. Pour la première fois, il expérimente, à son tour, la brutalité de l’armée israélienne. Arrêté quelques semaines après le début de l’Intifada, il reçoit un « premier avertissement » : il est battu pendant de longues heures par des soldats israéliens. Avec une telle violence que les blessures mettront de longues semaines à cicatriser. Mais sa détermination ne fléchit pas pour autant : il rejoindra à nouveau l’Intifada une fois remis sur pied.
Un beau jour, alors qu’il est « sur le front » à lancer des pierres sur les chars de Tsahal, il entend une voix venant de quelques mètres derrière lui. Il se retourne et voit un jeune homme lui faire un signe de la main. Le regard de l’inconnu est sombre, presque embarrassé. Quelque chose de terrible a dû se passer. « Qu’y a-t-il ? » demande nerveusement Saïd. « C’est ton père qui m’a envoyé te chercher. Il veut que tu retournes chez toi. Tout de suite. » En regagnant précipitamment la maison, Saïd s’inquiète pour Farid, son jeune frère. Folle d’angoisse, sa mère lui a plus d’une fois interdit de jeter des pierres – il n’a que 13 ans ! -, mais le jeune adolescent n’en fait parfois qu’à sa tête. En poussant la porte de la maison, Saïd aperçoit Farid, recroquevillé dans un coin. Entre deux sanglots, ce dernier gémit : « Je n’ai pas voulu ça ! Je ne l’ai pas voulu ! » La nouvelle tombe comme un couperet : « Saïd, ta mère a été tuée ! » « Comment ? Tuée ? Dis-moi que ce n’est pas vrai ! » implore l’adolescent. Les yeux humides, incapable de parler, son père le prend par le bras et le conduit dans la pièce voisine. Elle est allongée sur le lit, sans vie. Partie, une fois encore, à la recherche de Farid, elle a reçu une balle perdue – l’était-elle vraiment ? – en pleine tête. Saïd n’a plus de mère.
Un jour, ce qui devait arriver arriva. Comme tant d’autres chebab, Saïd est arrêté en 1989 par les soldats israéliens. Il n’a pas 17 ans. Conduit au camp d’el-Far’a, il est interrogé pendant quarante jours, les yeux bandés. Quarante jours d’enfer qui lui feront perdre ses dernières illusions sur la nature humaine – et basculer dans la haine. Accusé d’avoir lancé des pierres et des cocktails Molotov sur des soldats israéliens, badigeonné des murs de graffitis et hissé un drapeau palestinien, il est condamné par un tribunal militaire à quatre ans d’incarcération. Expéditif, son procès aura, en tout et pour tout, duré entre deux et trois minutes.
13 septembre 1993 : l’inimaginable arrive. Yasser Arafat et Itzhak Rabin signent à Washington la déclaration de principe des accords d’Oslo. Les Palestiniens jubilent : la paix, la liberté et un État à eux leur semblent enfin à portée de main. Après un demi-siècle de guerre et une génération d’occupation, ils se prennent à rêver : l’année prochaine à el-Qods, incha’Allah… Neuf jours après cet événement, Saïd est de nouveau libre. Il a purgé la totalité de sa peine dans la prison de Tulkarem. Dans l’euphorie ambiante, il est bien décidé à – enfin ! – mener une vie normale. Il se met en quête d’un emploi. Et se rend vite à l’évidence : ce n’est pas dans les territoires palestiniens, mais en Israël, que la main-d’oeuvre manque. Dans l’impossibilité d’obtenir un permis qui l’autorise à travailler dans l’État hébreu – son passé de détenu l’en empêche -, il accepte un premier travail au noir aussi ingrat que mal payé : douze heures par jour, six jours par semaine, il épluche les pommes de terre, lave les assiettes et nettoie la salle d’un restaurateur de Haïfa. Un labeur pour lequel il perçoit tout juste 25 shekels (6 euros) par jour… Et qu’il quitte, épuisé, après deux mois. La chance lui sourit alors : il est recruté, quelques jours plus tard, dans une menuiserie de la même ville. L’employeur, un certain Ovadia Kaduri, est un homme bon. Il lui accorde des horaires « normaux », un salaire convenable, des heures supplémentaires payées et deux jours de congé par semaine.
Quatre années passent. La prison de Tulkarem n’est plus qu’un vieux souvenir. Saïd s’est réconcilié avec la vie. La journée, il travaille toujours dans la petite menuiserie d’Ovadia qui, entre-temps, a augmenté sa rémunération. Le soir, avec des amis, il sirote un café à une terrasse, regarde passer les filles et, parfois même, fréquente une discothèque. Il se sent comblé : pour la première fois de sa vie, il goûte aux joies – ordinaires – des jeunes de son âge. Tout semble parfait.
Il n’a que 26 ans lorsque, un dimanche d’automne 1997, la réalité le rattrape. Sur le trajet de Jénine à Haïfa, le minibus dans lequel il voyage est pris pour cible par une patrouille de soldats israéliens. La rafale de tirs immobilise rapidement le véhicule sur le bas-côté de la route. Saïd hurle de douleur. Il a reçu plusieurs balles dans les jambes. Avec ces blessures, ce sont tous ses projets qui s’écroulent.
Hospitalisé pendant plusieurs mois, il finit par perdre son emploi. Impossible pour lui de retourner à Haïfa : les villes palestiniennes sont régulièrement bouclées par l’armée israélienne, dont les contrôles sont plus stricts que jamais. Que lui reste-t-il à faire ? Rien. Il n’a plus rien à faire. Les jours passent et se ressemblent – les uns aussi tristes et désespérants que les autres. Emprisonné dans une ville-ghetto qui n’a d’autonome que le nom, Saïd tourne en rond. Il végète. Et perd lentement le sens des réalités.
Saïd prend part à la seconde Intifada, en septembre 2000. Peut-être les Israéliens vont-ils, cette fois-ci, céder face au nouveau soulèvement populaire et quitter les Territoires ? C’est tout le contraire qui se produit. Si Tsahal s’aventure moins souvent dans les villes et les camps, elle préfère semer la mort du ciel. Que peuvent faire les Palestiniens ? s’interroge le jeune homme. Attendre de mourir sous les bombes ? La télévision commence à diffuser en boucle des images de sang et de larmes. Le scénario est le même, invariablement : des attaques israéliennes, massives ; des attentats suicide, sanglants ; et finalement, des représailles collectives, impitoyables. Lentement, le cercle se referme. À la télévision, Saïd suit les images d’un nouvel attentat devant la gare d’une petite ville, proche de Haïfa. Deux soldats israéliens tués. Plusieurs blessés. Puis le nom du kamikaze. Non ! C’est impossible ! Le chahid s’appelle Daoud. Daoud, le voisin, l’ami qui, le matin même, l’air de rien, plaisantait avec lui sur des choses futiles. Si lui a franchi le pas… La décision est prise. Saïd sera le prochain chahid. Il n’a plus rien à perdre. Sa vie défile devant ses yeux : la ferme de son enfance, à Beït Ijza, les humiliations subies par son père, puis par lui, la mort de sa mère. Il en est désormais convaincu : une vie normale lui sera toujours refusée. À lui, à sa famille, aux Palestiniens, il ne reste d’autre perspective que d’attendre la mort. Et la peur. Rien de tout cela pour les Israéliens, pour qui la vie est belle et insouciante. Ils se réveillent tous les matins, amènent leurs enfants à l’école, puis vont au travail. Ils se déplacent librement, vont au cinéma ou au restaurant. Tout ce qui se passe de l’autre côté de la ligne verte ne les concerne pas. Mais avec la multiplication des attentats suicide, les choses changent, constate Saïd. Les Israéliens réalisent que tant qu’ils resteront dans les territoires palestiniens, ils seront, eux aussi, confrontés à la mort et à la peur.
À 29 ans, Saïd est fin prêt pour mourir. Il attend les instructions du responsable du Djihad islamique avec qui il est en contact. Ce n’est plus qu’une question de jours. Peut-être même d’heures. En attendant, il prie.
S’il meurt, effectivement, quelques jours plus tard, ce n’est pas comme il l’avait programmé. Car, au nombre des victimes de la sanglante incursion de Tsahal dans le camp de réfugiés de Jénine, en avril 2002, figure un jeune homme à la vie brisée. Un jeune homme qui s’appelait Saïd el-Hamdouni.

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