embrouilles et magouilles

Une trentaine de hauts responsables de l’administration Bush, dont le président et le vice-président, sont – ou étaient – partie liée avec les industries pétrolière et militaire. D’où des pratiques pour le moins suspectes.

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 7 minutes.

Il est à craindre que l’Irak ne révèle encore un peu plus le système de conflits d’intérêt et de trafics d’influence – vulgairement appelé « copinage » – qui préside au fonctionnement du gouvernement des États-Unis. La pratique de liaisons très dangereuses vient de haut et de loin : George W. Bush n’était-il pas redevable, à l’escroc qui présidait Enron, du financement de sa campagne électorale et de son transport dans les avions de la société à l’occasion de ses meetings ? John Ashcroft, son ministre de la Justice, n’a-t-il pas eu le même mécène ? Paul Wolfowitz, sous-secrétaire à la Défense, n’était-il pas précédemment rémunéré comme consultant par Northrop Grumman, le fabricant du bombardier B-2 et du programme d’avion sans pilote Global Hawk ? Lynne Cheney, épouse du vice-président américain, ne siégeait-elle pas au conseil d’administration de Lockheed Martin, le fabricant du fameux F-16 et du futur chasseur Joint Strike Fighter F-35 ?
Ce mélange des genres s’est généralisé : le Washington Post affirmait, dans son numéro du 18 août 2002, que « trente-deux importants responsables de l’administration Bush sont soit d’anciens membres de conseils d’administration, soit des consultants, soit des actionnaires importants de sociétés d’armement et dix-sept de ces responsables ont des liens avec des fournisseurs essentiels pour le système de défense fondé sur les missiles : Lockheed Martin, Raytheon, Boeing et Northrop Grumman ».
L’énergie et la guerre sont donc les deux zones de confluence du pouvoir et de l’argent aux États-Unis, et il est instructif d’analyser le parcours de deux hommes prénommés tous deux Richard et qui symbolisent les errements américains : Richard (surnommé Dick) Cheney, le vice-président, et Richard Perle, l’un des faucons les plus virulents de l’équipe Bush, qui a été contraint à la démission de la présidence d’une commission stratégique du Pentagone.
Dick Cheney est un homme qui a su enchevêtrer la politique et les affaires avec beaucoup d’aplomb. Secrétaire à la Défense de Bush père, il supervise la privatisation du soutien logistique des armées américaines et attribue à l’entreprise Brown & Root l’un des contrats de logistique de cinq ans au Zaïre, à Haïti, au Kosovo et en Arabie saoudite. Elle perçoit, de 1992 à 1999, 1,2 milliard de dollars. En 1999, elle décroche un nouveau contrat de cinq ans dans les Balkans, pour 731 millions de dollars. Elle s’illustre ensuite en recevant le marché de la construction de la prison de Guantánamo (408 places) réservée aux prisonniers talibans ou d’el-Qaïda.
Le coup a été finement joué : Brown & Root est une filiale de la société de services pétroliers Halliburton dont Dick Cheney assurera la présidence de 1995 à 2000 et qu’il hissera à la première place mondiale en matière de recherche et d’assistance pétrolière. Qui bénéficiera de l’un des premiers contrats en Irak, avant même l’arrêt des hostilités ? Brown & Root (KBR), qui se voit accorder, sans appel d’offres, un contrat pour éteindre les incendies des puits de pétrole allumés durant les hostilités. Un parlementaire démocrate américain découvre que ce contrat s’étend à l’exploitation du pétrole irakien et qu’il pourrait atteindre 7 milliards de dollars sur deux ans. La tempête soulevée à Washington par ces révélations a fait capoter ces projets pour l’instant et, début avril, KBR n’avait touché que 50 millions de dollars pour son activité de pompier.
Oublions que la justice s’est saisie des « optimisations » comptables dont la direction de Halliburton se serait rendue coupable sous la présidence de Dick Cheney. Ignorons le fait que celui-ci a entretenu de solides relations avec les oligarques russes et que Halliburton a aidé certains d’entre eux – le groupe Alpha – à s’approprier des ressources pétrolières de façon illégale. En revanche, arrêtons-nous sur deux épisodes particulièrement symptomatiques. Tout d’abord, les relations avec l’Irak : on se souvient que la campagne contre la France outre-Atlantique a notamment dénoncé les entreprises françaises qui auraient violé l’embargo décidé contre l’Irak par la communauté internationale. L’ambassade de France à Washington vient de faire officiellement savoir que, de 1998 à 2002 – donc en grande partie sous la présidence de Cheney -, Halliburton avait signé pour 100 millions de dollars de contrats avec Bagdad… via ses filiales françaises. Sans compter évidemment les contrats irakiens passés par le biais d’autres filiales localisées dans les îles Caïmans !
Revenons à Enron : en 2001, Dick Cheney a reconnu être intervenu auprès de responsables indiens afin d’obtenir que soit réglé à Enron un reliquat de 64 millions de dollars pour la construction de la centrale électrique de Dabhol, objet d’un différend avec la partie indienne. Officiellement pour ne pas faire payer le contribuable américain et ne pas mettre en péril des emplois aux États-Unis.
Richard Perle est moins retors. Il n’a ni le métier ni les relations de Dick Cheney. Aussi n’a-t-il pas résisté à la divulgation des nombreux conflits d’intérêt dans lesquels il se trouve impliqué. Et a été obligé de démissionner, le 27 mars, de la présidence du Defense Policy Board, commission du ministère américain de la Défense, où il tenait des discours particulièrement belliqueux, pour être intervenu auprès du ministère afin que Global Crossing, société de télécommunications en règlement judiciaire, puisse être rachetée par une société de Hong Kong. Son salaire de lobbyiste était de 725 000 dollars en cas de succès. Le Pentagone et le FBI se sont opposés à ce que le réseau de fibres optiques du gouvernement passe ainsi sous contrôle étranger. Le « patriote » Perle n’en avait pas été choqué, mais, pour prouver sa bonne foi, il a promis de verser ses émoluments (125 000 dollars) aux familles des soldats morts en Irak.
Quelques jours auparavant, il avait été accusé dans The New Yorker d’avoir rencontré secrètement, le 3 mars à Marseille, deux hommes d’affaires saoudiens, dont le célèbre marchand d’armes Adnan Kashoggi, impliqué dans le scandale de l’Irangate, afin d’obtenir un investissement saoudien dans la société dont il est l’administrateur, Trireme Partners, spécialisée dans la défense et la sécurité. S’il n’avait pas été l’un des plus proches collaborateurs du président Bush, Perle aurait-il eu l’oreille de ces interlocuteurs pour ses affaires personnelles ?
Troisième incongruité, il participe en février à un séminaire organisé par la banque d’affaires Goldmann Sachs pour des chefs d’entreprise souhaitant s’informer sur les opportunités ouvertes par une guerre en Irak. Titre du séminaire : « Conséquences d’une guerre imminente : l’Irak maintenant, la Corée du Nord ensuite ? » Le fonds de commerce de Richard Perle est la guerre, et il le fait fructifier par tous les moyens, parfois pour ses compatriotes, parfois pour des étrangers, toujours pour lui.
On sait que les Américains jugent favorablement le passage du public au privé des hauts responsables et que cela peut avoir du bon si cela conduit à enseigner aux uns les bonnes pratiques des autres. Les risques de collusion et de copinage n’en sont pas moins réels, comme le soulignait l’ancien président Eisenhower lorsqu’il mettait en garde contre la puissance du « complexe militaro-industriel » américain. Tant que son passage à la tête de ChevronTexaco vaut à Condoleezza Rice, la conseillère à la Sécurité nationale de Bush, l’honneur d’un pétrolier baptisé à son nom, il n’y a rien à redire. Mais quand on voit l’embrouillamini d’intérêts personnels que l’équipe Bush a réalisé sous le couvert de la bannière étoilée, voire au nom de la religion, on se dit qu’il y a quelque chose de pourri dans ce royaume puritain et que les contre-pouvoirs, la presse, les associations de la société civile et l’opposition démocrate devront mener un gigantesque travail pour dessiller les yeux du peuple américain.
D’ailleurs, la revue américaine Fortune, dans son numéro du 12 mai, vient d’oeuvrer en ce sens en révélant que Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, qui fulmine à juste titre contre le régime de Pyongyang, était membre du conseil d’administration de la société helvético-suédoise ABB lorsque celle-ci a vendu deux réacteurs nucléaires à la Corée du Nord, en 2000, pour 200 millions de dollars (voir J.A.I. n° 2209). En 1998, Rumsfeld présidait une commission du Congrès qui conclut à la capacité de la Corée du Nord de frapper le territoire américain grâce à ses missiles, à partir de 2003. Autrement dit, il savait la dangerosité nucléaire de ce pays lorsque la société où il siégeait s’engageait dans un contrat à haut risque. Un magnifique cas de conflit entre les intérêts supérieurs de la nation et les revenus personnels d’un homme politique… qui ne se souvient pas le moins du monde avoir eu connaissance du contrat coréen, bien qu’ABB lui ait demandé de faire du lobbying à Washington sur ce sujet. Ce flagrant délit d’hypocrisie mis au jour par le travail remarquable d’un confrère obligera peut-être l’infatigable donneur de leçons de morale internationale qu’est le secrétaire à la Défense à mettre une sourdine à ses péroraisons. Vive la presse américaine !

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