Désarroi sur grand ecran

Le Festival de Cannes 2003 ne restera pas dans les mémoires. Même s’il renvoie l’image d’un monde en proie au doute.

Publié le 3 juin 2003 Lecture : 6 minutes.

Chaque année à Cannes, il est possible, dit-on, de se faire une idée de l’état du septième art sur les cinq continents, mais aussi de la situation de la planète. Si tel est vraiment le cas, alors et le cinéma et la planète vont mal.
Jamais depuis longtemps la manifestation n’a paru si décevante sur le plan artistique. Le jury chargé de sélectionner les lauréats de la compétition officielle n’a pas été le dernier à le dire. Il a fait savoir avant d’annoncer son verdict qu’il avait tenu à ne primer que quatre films sur les vingt en lice pour la Palme d’or et les six autres récompenses traditionnelles. Il lui a d’ailleurs fallu, en infraction avec le règlement du Festival, multiplier les prix accordés à chacun, ou presque, des films distingués pour obtenir ce résultat, destiné à souligner la médiocre qualité des longs-métrages projetés sur l’écran de la salle Lumière du Palais des festivals. À l’inverse de ce qui s’était passé en 2002 où, vu la profusion d’oeuvres majeures, le jury avait tenu à « inventer » un nouveau prix ad hoc pour honorer plus de réalisateurs, dont le turbulent documentariste Michael Moore.
Voilà pourquoi l’Américain Gus van Sant, grand vainqueur de la manifestation, a reçu la Palme d’or et le Prix de la mise en scène, ce qui est pour le moins redondant, pour Elephant, récit du massacre perpétré à l’aveugle par deux jeunes lycéens armés jusqu’aux dents dans le collège de Columbine, dans le Colorado en 1999. De même Uzak, du Turc Nuri Bilge Ceylan, qui raconte la difficile cohabitation dans un appartement d’Istanbul entre un photographe maniaque en pleine crise existentielle et son cousin venu de la campagne pour chercher du travail en ville, a obtenu le Grand Prix (deuxième récompense par ordre d’importance) et a vu ses deux acteurs masculins couronnés ex aequo pour leur – excellente – interprétation. Quant au film du Québécois Denys Arcand, Les Invasions barbares, évoquant les derniers mois de la vie d’un universitaire, ancien gauchiste, qui affronte courageusement un cancer mortel en compagnie de son entourage avec humour et autodérision, il fait lui aussi coup double : meilleur scénario et, plus étonnant, Prix d’interprétation féminine pour la talentueuse Marie-Josée Croze. Seule, parmi les lauréats de Cannes 2003, la jeune Iranienne Samira Makhmalbaf repart avec un unique trophée, le Prix du jury, pour À cinq heures de l’après-midi, où elle montre les difficultés de la vie quotidienne pour une étudiante afghane qui, après la chute des talibans, ose rêver de devenir la première femme présidente de son pays.
On peut reprocher à ce palmarès d’avoir honoré à l’excès Les Invasions barbares, suite du célèbre Déclin de l’empire américain au rythme alerte qui, sous ses dehors contestataires, cache un film peu original et très complaisant envers les bassesses et la capacité d’« arrangement » de ses personnages. On peut surtout regretter qu’il ait oublié de saluer quelques oeuvres importantes ou pour le moins réussies. Comme Dogville, où le Danois Lars Von Trier, même s’il peut lasser avec son « message » de chrétien moralisateur, propose avec des moyens minimalistes (pour tout décor, un plateau de théâtre nu sur lequel sont dessinés à la craie des emplacements de rues et de maisons !) une mise en scène virtuose de la vie à l’époque de la « grande dépression » dans un village des États-Unis où prospère la haine de l’autre. Ou comme Ce Jour-là, le dernier récit surréaliste du prolifique Raoul Ruiz, revenu à sa meilleure forme, ou encore Père et fils du Russe Alexandre Sokourov et Shara de la Japonaise Naomi Kawase, deux films difficiles qui montrent comment on peut créer de la beauté à partir de peu de chose avec une caméra.
Mais, par son aspect rabougri, le palmarès dénonce à juste titre la faiblesse du cru 2003. Il illustre bien la morosité, la vacuité, la confusion et l’angoisse qui suintaient de la grande majorité des films montrés, toutes sections confondues. Inutile, comme on pouvait se le permettre les années précédentes, de chercher sur les écrans des balises pour comprendre le monde contemporain, la planète de l’après-11 septembre. Les réalisateurs, à quelques exceptions près, ne paraissaient plus capables, ni désireux, d’en fournir. Ainsi, pour en revenir à Elephant, l’originalité même de cet excellent film tenait à sa remarquable obstination à ne pas tenter d’expliquer les causes du passage à l’acte meurtrier. Cette frustration du spectateur en quête de sens a atteint son comble dans certains films dont il était difficile de déterminer les tenants et les aboutissants, comme ceux de l’inquiétant Autrichien Michael Hanneke ou de l’étoile montante du cinéma japonais Kiyoshi Kurosawa, tous deux dotés de titres évocateurs – Le Temps du loup et, à entendre ironiquement, Bright Future.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, si les personnages centraux de la plupart des films baignaient en plein désarroi : des jeunes en manque de repères (Deep Breath ou Sang et or des Iraniens Parviz Shahbazzi et Jafar Panahi), des paumés sans perspective (La Croix du Sud, de l’Argentin Pablo Reyero), des réfugiés dépassés par les événements (Les Égarés, d’André Téchiné), des idéalistes désenchantés (Robinson Crusoë, du Taiwanais Lin Cheng-Sheng), des transsexuels pratiquant l’inversion des genres (Tiresia, de Bertrand Bonello) ou des détenus et des gardiens de prison pour lesquels la valeur de la vie est relative (Caranduru, du Brésilien Hector Babenco). Pour se remettre de ces éprouvantes projections auxquelles nous étions conviés, pas de grande saga, presque aucune comédie (signalons tout de même l’amusante satire de la société israélienne James’Journey to Jerusalem de Ra’anan Alexandrowicz ou l’autobiographie « décalée » d’un auteur de bandes dessinées American Splendor de Shari Springer Berman et Robert Pulcini) et peu de films jouant la carte de l’émotion. Quelques documentaires étaient certes saisissants (S 21, la machine de mort khmère rouge, de Rithy Panh, ou The Fog of War, une autobiographie non repentante mais passionnante de Robert Mac Namara filmée par Errol Morris), mais ils n’avaient rien de réjouissant et parlaient d’un passé plutôt lointain.
À défaut d’avoir assisté à un grand Festival, on pouvait espérer découvrir à Cannes quelques jeunes cinéastes prometteurs ou des cinématographies nouvelles. Là encore, à une exception près, heureusement africaine, ce fut la déception. En effet, à part le Maroc, présent avec deux films (Mille mois et Les Yeux secs) dont nous avons évoqué les qualités dans ces colonnes (voir J.A.I nos 2210 et 2211), on n’a enregistré aucune véritable révélation digne de ce nom sur les écrans cannois.
Côté Nord, où la déception est venue des Français, pourtant surreprésentés, les États-Unis ont bien tiré leur épingle du jeu, en proposant des longs-métrages spectaculaires (Matrix Reloaded), originaux (comme le contesté mais poétique et provocateur The Brown Bunny, de Vincent Gallo) ou tout simplement très « professionnels » (comme le polar convaincant de Clint Eastwood Mystic River). Des films forts et souvent incisifs… pour critiquer la civilisation nord-américaine.
On ne saurait parler sans exagérer de renouveau du cinéma danois même si les films en provenance de Copenhague ont pu séduire (outre Dogville, le surprenant Reconstruction, de Chritoffer Boe, a obtenu la Caméra d’or primant le meilleur premier film).
Côté Sud, la belle prestation des auteurs iraniens (présents dans toutes les sections du Festival) n’est venue que confirmer la bonne santé insolente de la cinématographie de la République islamique. Les Argentins et les Sud-Coréens, révélations de ces dernières années, ne se sont guère fait remarquer. Et si le premier film afghan tourné depuis fort longtemps (Osama, de Sedigh Barmak) a obtenu un réel succès d’estime, il le doit autant à la conjoncture internationale qu’à ses qualités intrinsèques : il raconte l’histoire d’une adolescente obligée de se faire passer pour un garçon sous les talibans afin d’aider sa famille. Quant au film du Sri Lanka, Le Domaine, très apprécié, il avait pour auteur Lester James Peries, un réalisateur connu depuis des dizaines d’années.
2003, à l’évidence, aura donc été un Festival de transition. Était-on encore trop proche des événements traumatisants du début du siècle, pour qu’on puisse disposer sur les écrans de lectures stimulantes de leurs causes profondes et de leurs conséquences peu visibles ? Y a-t-il eu tout simplement une panne d’inspiration passagère ? Le nombre important de films de « maîtres » (Bergman, Tarantino, Kusturiça, Altman, Bertolucci, etc.) qui auraient dû être prêts à temps pour Cannes et qui n’étaient pas terminés a-t-il gravement nui à la qualité de la sélection ? On le saura peut-être en observant ce qui se passera lors des prochains grands festivals, en septembre prochain à Venise et en mai 2004… à Cannes.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires