« Des gens comme vous et moi »

Publié le 4 juin 2003 Lecture : 3 minutes.

Beaucoup de dirigeants politiques et de citoyens ordinaires pensent que le kamikaze n’est finalement qu’un individu fou et lâche. Le président américain G.W. Bush l’a d’ailleurs dit, en octobre 2002 : « Ceux qui commettent des attentats suicide contre le monde libre n’ont pas toute leur tête. » Une affirmation qui ne va pourtant pas dans le sens des psychologues. Dès 1999, un rapport de la CIA concluait que « la personnalité du terroriste comporte malheureusement plusieurs facettes ». Et ajoutait qu’« en dépit des préjugés qui font de lui quelqu’un de mentalement perturbé, le kamikaze est plutôt sain d’esprit », bien qu’« aveuglé » par une idéologie ou par la religion.
Les scientifiques ont pu puiser dans les drames du XXe siècle de nombreux exemples de terrorisme. Le parcours de groupes tels que la bande à Baader-Meinhof leur a permis d’élaborer des théories imaginatives dans lesquelles « la blessure narcissique », le tandem « frustration-agression » et une image dépréciée du moi expliquent ces actes haineux. « Dans les années soixante-dix, explique Clark McCauley, professeur de psychologie au Bryn Mawr College de Pennsylvanie, il était à la mode de dire que le terroriste devait être soit un psychopathe, soit un sociopathe. »
Depuis, tout a changé. L’étude des kamikazes palestiniens ou des auteurs des attentats du 11 septembre a montré que les terroristes viennent souvent de milieux économiques, sociaux et professionnels différents. Ils sont aussi bien (voire mieux) éduqués que les gens avec lesquels ils vivent et sont rarement orphelins, sans amis, sans travail ou sans espoir. Au final, « ce sont des gens sensés, pas nécessairement incultes ni dans le besoin », résume Todd Stewart, retraité de l’US Air Force et directeur du programme pour la sécurité nationale et internationale à l’université d’État de Columbus (Ohio). Car, après tout, même les réseaux terroristes ont besoin de tueurs de confiance plutôt que de gens instables et imprévisibles.
Une question demeure pourtant sans réponse : qu’est-ce qui peut bien pousser des personnes saines d’esprit à se faire sauter ? Pour Scott Atran, anthropologue, psychologue à l’université du Michigan et chercheur au CNRS, à Paris, c’est du côté de « l’expérience Milgram » qu’il faut chercher. En 1961 et 1962, le psychologue Stanley Milgram recrute des adultes ordinaires, officiellement pour aider des volontaires à mieux apprendre. « L’élève » est caché derrière un écran. Lorsqu’il ne parvient pas à retenir des groupes de mots suffisamment vite, le « professeur » doit lui envoyer une décharge électrique dont la puissance augmente graduellement. Dans 65 % des cas, conclut Milgram, le « professeur » se plie aux ordres et administre des décharges potentiellement mortelles (elles sont censées atteindre les 450 volts, mais sont en réalité nulles). Et ce, en dépit du fait que « l’élève » (un acteur) crie et implore. Preuve, selon Milgram, que les gens ordinaires peuvent aussi commettre des atrocités sur ordre.
« Des individus comme vous et moi sont capables de choses terribles dans certaines circonstances », explique encore le professeur McCauley, de Pennsylvanie. D’où cette idée qu’il n’est pas possible d’établir un portrait type du kamikaze. Oui, renchérit le professeur Atran, « ils sont comme nous ».
Pas complètement cependant. Pour un terroriste, la cellule à laquelle il est rattaché représente tout : ses parents, ses amis, ses voisins, ses professeurs. Les « agents recruteurs » les manipulent et les poussent à s’identifier au groupe, jusqu’à mourir pour lui. « La cohésion y est encouragée comme dans l’armée, explique Todd Stewart. Si vous demandez à un soldat pourquoi il veut se battre et mourir, il vous répondra que c’est pour ses copains. »
Même chose pour le terroriste. Certains peuvent être attirés par la promesse qu’après leur mort, leur famille recevra de l’argent, ou parce qu’ils n’ont rien à attendre de la vie si ce n’est quelques instants de gloire. Mais au final, estime McCauley, « les terroristes tuent aujourd’hui pour les mêmes raisons que depuis des siècles. Pour la cause et pour les camarades. Toute personne normalement constituée croit en quelque chose de plus important que la vie. »
Il y a deux mille ans déjà, des zélotes commettaient des attentats suicide en Judée, une région alors occupée par les Romains. Aujourd’hui, ce sont les Palestiniens. Et cela prendra du temps avant que les scientifiques comprennent l’origine de tels actes. En attendant, la formule de Dostoïevski reste valable : « Rien n’est plus facile que de dénoncer un malfaiteur ; rien n’est plus difficile que de le comprendre. » s Sharon Begley
© Dow Jones & Company et J.A./l’intelligent 2003. Tous droits réservés.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires