Ce jour-là

Publié le 4 juin 2003 Lecture : 4 minutes.

Par une des curiosités dont elle est familière, l’Histoire a voulu que le 2 juin 1983 deux personnages dont le parcours a été lié à la décolonisation de l’Afrique soient élus à l’Académie française : l’ethnologue Jacques Soustelle, gaulliste de la première heure mué en adversaire acharné de l’indépendance de l’Algérie, et le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, qui fut l’un des artisans de l’émancipation des colonies subsahariennes de la France, avant de présider aux destinées de son pays pendant vingt ans.
Si l’admission sous la coupole de Soustelle rencontra de vives résistances de nature politique, celle de Senghor avait posé de délicats problèmes de nationalité. Le fait que l’ancien président du Sénégal soit marié à une Française, qu’il fût autrefois ministre de la République et qu’il ait abandonné ses fonctions de chef d’État finira par emporter l’adhésion des académiciens. Lesquels avaient d’ailleurs fait preuve de la même souplesse pour Julien Green, né à Paris de parents américains, et pour Marguerite Yourcenar qui avait renoncé à la citoyenneté française.
Preuve que l’auteur de Hosties noires et de Nocturnes avait vraiment sa place parmi les Immortels, il fut élu au premier tour de scrutin au fauteuil du duc de Lévis-Mirepoix. Il disposait, il est vrai, de solides amitiés au quai Conti. À commencer par celle d’Edgar Faure, dans le gouvernement duquel il avait été, en 1955, secrétaire d’État à la présidence du Conseil. C’est ce même Edgar Faure qui l’intronisera, le 29 mars 1984, en lui lançant, dans le plus pur style senghorien : « Je dirai ton nom, Senghor. » Le président François Mitterrand, socialiste comme lui, avait également vivement souhaité cette élection et assistait, avec une satisfaction manifeste, à la cérémonie. Les nostalgiques de IVe République ne boudaient pas leur plaisir…
Quoi qu’il en soit, c’est un très grand écrivain et l’un des plus importants poètes francophones du XXe siècle qui obtenait ainsi une consécration ardemment désirée. N’avait-il pas toujours prétendu qu’il attachait moins d’importance à sa carrière politique qu’à son oeuvre littéraire ? N’avait-il pas abandonné le pouvoir, en décembre 1980, pour se consacrer pleinement à ses activités culturelles ?
Conformément à son esthétique de la négritude, sa poésie est d’abord la somptueuse évocation d’une Afrique immémoriale, ancrée dans ses valeurs et son histoire. De Chaka à la reine de Saba, les grands mythes de l’Afrique sont l’occasion de magnifiques passages épiques. Pour ce qui est de la forme, le style senghorien, fait d’une alternance de syllabes accentuées et de syllabes atones, a cette monotonie caractéristique des mélopées africaines. Pour le fils de Joal – le village côtier qui l’a vu naître le 6 octobre 1906 -, « le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps ». Plusieurs de ses textes, notamment du recueil Éthiopiques (Le Seuil, 1956), sont précédés d’indications relatives aux instruments (koras, balafons, khalams…) destinés à les accompagner.
Si cette poésie se distingue aussi par un lexique original, inspiré par les réalités naturelles et culturelles du Sénégal, elle est dans l’ensemble d’une facture classique. C’est que, s’il a découvert sur le tard les surréalistes, ainsi que des auteurs comme Claudel et Péguy, Senghor reste marqué par les accents de Racine, Corneille, Hugo et Baudelaire. L’ancien professeur de lettres s’interdit toute singularité excessive afin de rester compréhensible par tous. Et prend le soin d’expliquer les mots d’origine africaine utilisés dans ses versets. Ainsi un lexique clôt-il le volume de ses oeuvres complètes édité au Seuil en 1984.
Senghor ne s’est pas contenté de vanter le métissage culturel. Il l’a incarné. Et de quelle façon ! Dans la postface d’Éthiopiques, il évoque, avec le lyrisme dont il ne se départit jamais, son amour pour la langue de l’ancien colonisateur : « Parce que si nous sentons en nègre, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle. […] Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tamtam et même canon. Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues maternelles -, où les larmes se font pierres précieuses. »
Senghor se révéla un académicien consciencieux. À la commission du dictionnaire, il retrouva ses réflexes de professeur de grammaire, obsédé par la clarté des formulations et la précision de la ponctuation. Tant que ses forces le lui permirent, car, l’âge aidant, il ne quittait plus sa villégiature de Verson, près de Caen, où il s’éteignit tranquillement le 20 décembre 2001. Il avait 95 ans.

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