Sarajevo-sur-Euphrate

Si l’on parle volontiers de nouveau Vietnam pour décrire l’engagement des États-Unis en Irak, un article publié le 12 avril par le journal américain The Nation compare la situation de Fallouja à celle de la capitale bosniaque pendant la guerre de Yougosla

Publié le 5 mai 2004 Lecture : 3 minutes.

La ville de Fallouja est à l’Irak ce que Sarajevo a été pour la Yougoslavie. Un cessez-le-feu venait d’être proclamé quand j’ai décidé de m’y rendre avec un petit groupe de journalistes et de membres d’organisations non gouvernementales (ONG). En réalité, personne n’avait baissé les armes et les habitants restaient exposés aux feux de l’artillerie américaine. Si ce que j’ai vu était une ville en paix, je n’ose imaginer à quoi ressemblerait une ville
en guerre

À peine les portes de Bagdad franchies, la tension est palpable. La route est défoncée et jonchée de carcasses de voitures. Au premier poste de contrôle américain, nous sommes fouillés par des soldats aux traits tirés et au regard hagard. Ils nous avouent être debout depuis plus de trente-quatre heures. Un peu plus loin, c’est un attroupement autour d’un camion qui nous fait ralentir. Il s’agit en fait d’un véhicule de ravitaillement accidenté, que dévalisent les gamins d’un village voisin. L’un d’eux lance à notre intention : « Nous resterons des moudjahidin jusqu’à la mort ! »
Après avoir passé sans encombre les barrages de moudjahidin, nous arrivons enfin à Fallouja. Il ne nous faut pas longtemps pour comprendre que le cessez-le-feu n’est pas respecté. Un immense nuage de fumée enveloppe tout un quartier, preuve qu’une bombe vient d’exploser. Les rues sont désertes, mis à part des combattants postés ici et là, le visage camouflé dans leur keffieh et la main armée d’un kalachnikov ou d’un lance-roquette. En tout, j’en compte une centaine.

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Les marines sont cantonnés à l’extrême nord-est de Fallouja tandis que le reste de la ville est quadrillé par les moudjahidin des sunnites originaires de la région comme des chiites venus de Bagdad et du Sud pour grossir les rangs de « l’armée du Mahdi » de Moqtada Sadr. Entre les deux camps, une zone tampon où personne ne s’aventure. Un no man’s land.
Nous ne croiserons quasiment personne sur le chemin de la clinique où nous sommes censés déposer notre matériel médical. L’établissement est petit et sale. Surtout, il croule sous les blessés qui affluent par dizaines. Des femmes et des enfants pour la plupart, victimes des tirs des marines. On nous dit que Fallouja ne compte plus que deux établissements où les gens peuvent se faire soigner sans trop risquer d’être pris pour cibles par les Américains.
D’après des sources officielles, plus de 600 Irakiens, principalement des civils, auraient succombé aux combats.
L’une des premières victimes que je vois est une femme grièvement atteinte à l’estomac. Les médecins tentent désespérément d’extraire la balle de son ventre et de nettoyer la plaie. La clinique entière bruit de gémissements. Le jeune fils de cette femme est lui aussi blessé : il a reçu une balle dans la nuque. Ses yeux sont vitreux, et il n’arrête pas de vomir pendant que les médecins font tout ce qui est en leur pouvoir pour lui sauver la vie. Ce sont « mes » premiers blessés, mais pas les derniers. Pendant qu’ils continuent d’affluer, dehors, les explosions de mortiers et les fusillades sporadiques alourdissent le carnage.
J’embarque ensuite dans une ambulance
avec trois de mes collègues. Nous voulons ramasser les victimes tombées dans le no man’s land. L’ambulance la seule restante dans cette partie de la ville, toutes les autres ayant été détruites par les marines porte les stigmates d’une attaque que les médecins attribuent aux Américains (trois éclats de balle sur le pare-brise, côté conducteur).

Nous passons la nuit chez un habitant de Fallouja. Impossible de fermer l’il à cause du vrombissement des drones de surveillance au-
dessus de nos têtes. Puis c’est le bruit d’un avion qui largue des fusées de signalisation. On a d’abord pensé qu’il lâchait des bombes à fragmentation. Il y avait eu des témoignages allant dans ce sens… Le lendemain matin, on sent que les moudjahidin sont sur les nerfs. Ils s’attendent à ce que les marines débarquent d’un instant à l’autre.
Une de mes amies affirme qu’un marine lui a conseillé de partir au plus vite car les forces américaines s’apprêtent à recourir aux moyens aériens pour « nettoyer la ville ». Le temps de charger notre bus de blessés, nous quittons la ville. Tout le monde pressent l’imminence d’une attaque américaine. D’ailleurs, nous ne sommes pas seuls sur la route : des familles entières désertent Fallouja. Le cessez-le-feu n’était donc bel et bien qu’un mensonge.

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