Robben Island. Voyage en enfer
« Je vous ordonne d’éteindre vos portables. S’ils sonnent, je vous infligerai une amende de 60 rands [8 euros], et si vous osez prendre la communication, ce sera 60 rands de plus. » Le ton de Kent est comminatoire. Il n’a que 22 ans, mais les trente touristes assis dans le bus fouillent dans leurs sacs à dos pour obéir au guide et éteindre le maudit appareil. À Robben Island, les prisonniers de l’apartheid étaient coupés du monde. Il n’y a pas de raison que ceux qui visitent l’île dix ans après la fin du régime raciste – par curiosité, obligation ou volonté de comprendre – ne soient pas soumis à ces règles anciennes. Après tout, ils n’y resteront que trois heures avant de rejoindre leur hôtel au Cap, de l’autre côté de la Table Bay, à douze kilomètres de là. Nelson Mandela, lui, a passé dix-huit ans de sa vie enfermé dans la prison de haute sécurité de l’île.
Avant de pénétrer dans l’enceinte du pénitencier, le jeune guide fait faire un petit tour en bus. Si quelque 300 000 touristes s’offrent désormais la traversée chaque année, c’est évidemment pour voir la cellule de « Madiba » et celles des anciens dirigeants du Congrès national africain (ANC), du Congrès panafricain (PAC) ou du Parti communiste sud-africain (SACP), mais les autorités sud-africaines aiment aussi montrer l’île sous un plus beau jour. Un pingouin perché sur un canon, des huîtriers – ces petits oiseaux noirs au bec et aux pattes rouges -, un troupeau de springboks qui paissent au soleil, cinq autruches, et même une tortue. Ils ont de la chance, ce jour-là. Kent profite de l’atmosphère détendue de la troupe pour savoir quelles nationalités sont représentées. « Y a-t-il des Sud-Africains ? » demande-t-il. Quelques-uns hésitent, avant de lever la main. Ils sont blancs. Les autres sont anglais, australiens, néo-zélandais, français, américains. Deux Néerlandais se signalent pour préciser qu’ils viennent d’Amsterdam. « Ah, le colonisateur qui revient encore ! » s’exclame Kent. Les rires sont jaunes. Il est temps de passer aux choses sérieuses. Le bus arrive dans la carrière de pierre à chaux. Éblouis par la lumière que renvoie la roche brillante et poussiéreuse, les touristes mettent leurs lunettes de soleil. « Ici, les prisonniers politiques travaillaient huit heures par jour. Il fallait les user à la tâche. » Beaucoup d’entre eux attrapaient la tuberculose, et leurs yeux souffraient du contact répété avec la pierre. Quand il est sorti de prison, Mandela ne pouvait même pas pleurer tant ses yeux étaient secs, raconte Kent. À l’entrée de la carrière se dresse bizarrement un tas de pierres. En 1995, les anciens prisonniers sont revenus à Robben Island, quatre ou cinq ans après l’avoir quittée. La légende (parce qu’à Robben Island, tout devient légende) veut qu’après les cérémonies et les discours, Mandela, sans un mot, se soit levé. « Il a été chercher une pierre de la carrière et est venu la poser là. Les autres l’ont imité. Depuis, on n’y a pas touché. Vous remarquerez que toutes les pierres sont de taille et de couleur différentes : c’est ça, la nation Arc-en-Ciel. » Les passagers se précipitent vers les fenêtres pour photographier les cailloux chargés de symboles.
Le bus redémarre. Les visiteurs arrivent enfin à la prison, qui vaut à l’île d’être inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. Ils descendent du bus et se dirigent vers les marches qui mènent à la porte blindée, où attend le deuxième guide, Thulani Mabaso. L’homme massif est vêtu d’une chemise à carreaux noir, blanc et gris et d’un pantalon noir. Il monte difficilement les marches. Des lunettes noires photosensibles cachent ses yeux. « Vous allez pénétrer dans la prison de haute sécurité. Nous marcherons ensemble jusqu’à ce que je vous libère. » Lui aussi tente de prendre l’air grave. Mais il n’a pas le ton badin du jeune Kent. « J’avais 22 ans quand j’ai été emmené ici », commence-t-il. Aujourd’hui, il en a 40, mais en fait au moins quinze de plus. Il y a vingt ans, il avait posé une bombe dans l’un des bâtiments de l’armée sud-africaine. Aucun mort et 37 blessés légers lui valurent une condamnation à dix-huit ans de prison par le régime de l’apartheid. « Je n’en ai fait que huit, finalement. Ce n’est pas beaucoup. » Tous les guides de la prison de haute sécurité sont d’anciens détenus. Une manière de réinsérer ceux qui ont dédié leur vie à la lutte et de faire de la visite de la prison de Robben Island un réel moment d’émotion.
À mesure que Thulani pénètre dans la pénombre du couloir principal (à droite, le bureau de l’administration ; à gauche, l’entrepôt d’armes), les verres de ses lunettes s’éclaircissent. Mais ses yeux s’ouvrent à peine. Les travaux forcés dans la carrière l’ont rendu presque aveugle, dit-il. Un peu plus loin, fermée par une porte verte, la pièce où les prisonniers étaient autorisés à étudier après les longues journées de labeur : un privilège réservé à un petit nombre. En sélectionnant les heureux élus, les responsables de la prison croyaient éveiller les jalousies. Une stratégie perverse qui échoua, explique Thulani. « En fait, ceux qui avaient accès à la salle se débrouillaient ensuite pour enseigner aux autres. Il le fallait. Nous étions le gouvernement de demain. » Certains sont effectivement devenus président, vice-président, ministres, députés. « Moi, je n’ai jamais quitté l’île. » Histoire de rappeler que Robben Island, vite surnommée « l’Université », n’était pas seulement la prison des leaders de l’ANC (Walter Sisulu, Govan Mbeki ou Ahmed Kathrada).
Les détenus n’étaient autorisés à se laver que deux fois par mois. Ils étaient classés selon la couleur de leur peau. Les Noirs devaient porter des shorts et des sandales ; les Indiens et les Métis, eux, avaient droit à de longs pantalons, des chaussures, des chaussettes et du pain. Mais ils souffraient tous de torture physique et morale. Thulani raconte : « Mon père devait venir me voir. Le jour de la visite, un officier vient m’annoncer qu’il a été grièvement blessé par la police secrète. Cette police qui a brûlé mes oreilles, m’a fait manger mes excréments, avait tiré sur mon père, seulement parce qu’il avait des liens familiaux avec un « terroriste ». Aujourd’hui, ceux qui m’ont fait subir tout ça ont été amnistiés, ils sont chefs d’entreprise. Mon père est aveugle, et il est sur une chaise roulante. Mais il faut pardonner. »
Le petit groupe de touristes ne dit rien. La plupart regardent par terre. Thulani bouge enfin et ouvre la porte qui mène à la « B sektie » (la « section B » en afrikaans, celle où étaient regroupés les leaders les plus dangereux aux yeux du gouvernement). Une grande cour bétonnée est écrasée de soleil. On aperçoit encore l’emplacement du jardin de Nelson Mandela, dans lequel il plantait des tomates et cachait ses écrits. Quand les autorités ont décidé de construire le mur près duquel les touristes se sont réfugiés pour s’abriter du soleil, elles ont découvert les papiers de Madiba. Il a été interdit d’études pendant quatre ans.
Dans le couloir de la section, Thulani montre la cellule de Mandela, troisième à droite, environ 3 m2. Puis, viennent les dortoirs. Ils étaient une soixantaine parqués dans à peu près 60 m2.
« Voilà l’enfer de Robben Island, termine Thulani. Merci d’être venus le voir, merci surtout de nous avoir soutenus et de nous avoir aidés à sortir d’ici. » Pour les visiteurs, à l’image du millier de touristes quotidiens, Robben Island est enfin devenu ce symbole de liberté que la nouvelle Afrique du Sud veut montrer au monde entier.
Sur le quai où attend le dernier ferry pour Le Cap, Thulani a l’air fatigué. Il explique : « C’est tellement dur de revenir à Robben Island. Tout le monde me dit d’arrêter. Le soir, quand je rentre de l’île, je reste prostré plusieurs heures. Je ne peux plus parler. Je pourrais trouver un autre boulot, mais c’est un engagement. Il faut faire passer le message pour ne jamais oublier et, surtout, apprendre aux jeunes toutes ces histoires pour qu’ils puissent les raconter quand on sera tous morts. Bientôt. »
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