Objectif Saddam
Fruit de centaines d’heures d’entretiens, le nouvel ouvrage du journaliste Bob Woodward décrit comment le président américain et son équipe ont préparé et mené l’offensive contre l’ancien raïs. Reconstitution de quelques épisodes clés.
Deux ans après Bush at War, saisissante reconstitution du 11 septembre 2001 et des mois qui ont suivi, vus de l’intérieur de l’administration américaine, Bob Woodward vient de publier Plan of Attack, un ouvrage de 450 pages, qui décrit comment George W. Bush et son équipe ont imaginé, préparé et mené la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein. À la fois historien de l’instant et confesseur attitré, Woodward a procédé comme il le fait d’habitude : il interviewe, recoupe, reconstitue et laisse son lecteur tirer les conclusions qu’il entend. Une méthode impartiale qui, jointe à son expérience trentenaire et au respect dont il jouit, lui a ouvert toutes les portes, y compris celles du président américain lui-même. Fondé sur quelque soixante-quinze entretiens avec la quasi-totalité des acteurs américains de ce moment d’histoire contemporaine, Plan of Attack est donc, à l’instar de Bush at War, une mine d’informations et de réflexions. À l’évidence, certains de ceux qui se sont confiés à Bob Woodward ne sortent pas intacts de l’expérience : le vice-président Dick Cheney, le patron de la CIA George Tenet, le secrétaire d’État Colin Powell et même, incidemment, l’ex-président du gouvernement espagnol José María Aznar et… Ariel Sharon (que Bush surnomme invariablement The Bull, « le Taureau ») composent une galerie contrastée de petits Machiavel obsédés par la guerre, de bluffeurs, de timides en mal de reconnaissance ou de zélateurs. D’autres apparaissent au contraire à leur avantage, tels Condoleezza Rice, plus proche du président que jamais, Donald Rumsfeld, impressionnant de présence et maître du Pentagone après sa « victoire » sur le général Tommy Franks, Tony Blair, plus idéaliste qu’on le croyait, et, bien sûr, George W. Bush lui-même. Le président a, une fois de plus, joué le jeu avec Woodward, qu’il a reçu pendant plusieurs heures pour des entretiens on the record. Inévitablement, son image s’en ressent : il apparaît comme un décideur, volontaire et déterminé à accomplir sa « mission ». Beaucoup moins manipulable qu’on le pensait, capable aussi de manipuler et de cloisonner. On comprend mieux dès lors pourquoi son entourage de campagne recommande d’ores et déjà la lecture de Plan of Attack. Nous aussi, mais pour d’autres raisons : ce livre aide à comprendre un épisode majeur de ce début de siècle.
Pentagone, 10 janvier 2001.
Président fraîchement élu, à dix jours de son investiture officielle, George W. Bush participe à son premier briefing sur l’Irak. L’idée est du vice-président Dick Cheney, ancien secrétaire à la Défense pendant le guerre du Golfe, inconsolable, depuis, de
n’avoir pu mener l’offensive jusqu’à la chute de Saddam Hussein. « Il faut absolument informer le président sur l’Irak et les différentes options qui s’y rapportent », dit-il au maître sortant des lieux, William Cohen.
Sagement, pendant près de deux heures, Cohen et les généraux expliquent donc, cartes à l’appui, la situation irakienne, les zones d’exclusion aérienne et les bombardements occasionnels auxquels se livre l’US Air Force pour les faire respecter, ainsi que les différents plans de riposte au cas où un appareil américain serait abattu par un Sam irakien. Outre Bush et Cheney, Donald Rumsfeld, Condoleezza Rice et Colin Powell écoutent sagement et posent peu de questions. George W. Bush suce des bonbons à la menthe, Dick Cheney somnole et Donald Rumsfeld ne cesse de demander aux orateurs d’élever la voix. « Bon début, commente avec ironie un général, le vice-président s’est endormi et le secrétaire à la Défense n’entend rien… »
Quelques jours plus tard, Bush reçoit un nouveau briefing. Il émane cette fois de George Tenet, patron de la CIA, « sortant » lui aussi, mais maintenu en fonctions dans la nouvelle administration. Deux heures et demie pendant lesquelles Tenet et son adjoint en charge des opérations, James Pavitt, déballent les secrets, détaillent la liste des collaborateurs étrangers de haut niveau contrôlés par l’Agence et identifient les principales menaces extérieures : Ben Laden et son réseau, les armes de destruction massive, la Chine, la Corée du Nord. L’Irak est à peine mentionné. Une « négligence » qui a le don d’irriter Cheney et Rumsfeld, lesquels n’auront de cesse dans les semaines qui suivront de placer l’Irak en tête de l’agenda des préoccupations présidentielles en matière de politique extérieure. Tous deux bénéficient dans cette campagne de l’aide d’un activiste de choix, le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz.
Dès les toutes premières semaines de la présidence Bush, celui qui passe pour le parrain du groupe des néo-conservateurs fait circuler « son » plan : il suffit de s’emparer des champs de pétrole irakiens du Sud, voisins du Koweït, d’y installer une sorte d’enclave « libérée » à partir de laquelle tout le soutien nécessaire sera apporté à l’insurrection populaire qui renversera le dictateur. On peut compter, pour cela, sur des résistants du calibre d’Ahmed Chalabi, précise Wolfowitz. « Absurde, inepte, c’est l’un des plans les plus idiots que j’ai lus depuis longtemps », tempête Colin Powell, qui s’en ouvre à George W. Bush. « Ne vous inquiétez pas, répond ce dernier, je sais tout cela, je connais leurs idées, je n’ai pas l’intention de me précipiter au-devant des problèmes. »
Au fait, pourquoi vouloir renverser Saddam Hussein ? L’explication, à ce stade, est à peine donnée, comme s’il s’agissait d’une évidence. Parce que c’est nécessaire, pense Wolfowitz, et parce que c’est facile.
Pentagone, 11 septembre 2001.
Dans la grande salle des opérations, noyée de cendres et de poussière un avion s’est écrasé sur l’aile opposée du bâtiment , Donald Rumsfeld réunit son staff. À voix haute, le secrétaire à la Défense évoque le cas de l’Irak : quels sont les liens de Saddam Hussein avec Ben Laden ? Ne conviendrait-il pas de riposter contre el-Qaïda en Afghanistan, certes, mais aussi en Irak ? Le lendemain, devant le « cabinet de guerre » de Bush, Rumsfeld revient à la charge : l’attaque des kamikazes ne fournit-elle pas l’occasion d’en finir enfin avec le régime baasiste ? Lors d’un débat de fond sur le sujet, le 15 septembre à Camp David, Paul Wolfowitz monte au créneau pour soutenir son chef. Selon lui, il existe « 10 % à 50 % de probabilités » pour que Saddam Hussein soit mêlé à l’agression terroriste du 11 septembre, un pourcentage suffisant pour le « punir ».
Mais Wolfowitz est seul. Même Dick Cheney estime que le tour de l’Irak ne pourra venir qu’une fois l’Afghanistan « nettoyé ». Quant à Colin Powell, il est violemment contre. Le lendemain, 16 septembre, Bush confie à Condoleezza Rice : « Notre première cible est l’Afghanistan, nous verrons ensuite pour l’Irak. » En fait, ainsi qu’il le dira deux ans plus tard à Bob Woodward, le président américain a d’ores et déjà sa religion faite : « Ne pas toucher à Saddam me semblait de moins en moins envisageable ; Saddam était un fou, capable d’utiliser des armes de destruction massive. Le 11 septembre m’a fait comprendre tout cela. »
Autre leçon du drame, très rapidement intégrée par le président et lourde de conséquences pour la suite : il n’est nul besoin désormais d’obtenir des preuves irréfutables de la culpabilité d’un « État voyou » pour l’attaquer. « Les États-Unis doivent détruire avant qu’on ne les détruise », résume Dick Cheney. Alors que le rouleau compresseur des bombardements américains commence à écraser les lignes de défense des talibans autour de Kaboul, le Pentagone ressort de ses tiroirs la totalité de ses plans de guerre. Soixante-huit au total à travers le monde, dont dix considérés comme « massifs ». Parmi eux, le Plan 5027 de destruction de l’appareil militaire nord-coréen et le Plan 1003 concernant l’Irak, huit cents pages environ chacun.
Maison Blanche, 21 novembre 2001.
À l’issue d’une réunion de routine du Conseil national de sécurité, George W. Bush prend Donald Rumsfeld par le bras : « J’ai besoin de vous voir. » Les deux hommes s’installent en tête à tête. « Que pensez-vous de notre plan de guerre contre l’Irak ? demande le président. Est-il au point ? » « Non », répond Rumsfeld. À l’instar de la plupart des plans de guerre hérités de l’administration Clinton, celui-là ne convient plus. Trop lourd, trop lent, trop défensif. La décision est aussitôt prise de confier au général Tommy Franks, le patron du Central Command (Centcom), le soin de mettre à jour le Plan 1003 « au cas où la protection de l’Amérique nous obligerait à renverser Saddam Hussein », précise Bush, qui ajoute, « Don, n’en parlez à personne en dehors de Tommy
Franks ».
Pendant deux mois, cette décision capitale, qui devait inéluctablement déboucher sur la guerre, demeurera secrète, le tandem Rumsfeld-Franks ne livrant que des informations parcellaires aux équipes chargées de travailler sur le projet. Seule Condoleezza Rice a été, en partie, mise dans la confidence par le président le matin même : « Je vais demander à Don de se pencher sur l’Irak », lui a-t-il confié, sans plus de précisions.
Crawford, 28 décembre 2001.
Dans une salle spécialement aménagée de son ranch texan, George W. Bush a rendez-vous de bon matin avec son cabinet de guerre. Officiellement pour évoquer les opérations en cours en Afghanistan et la lutte contre el-Qaïda, en réalité pour parler de l’Irak. Tommy Franks et son adjoint, le général Renuart, sont à ses côtés. Sur de vastes écrans vidéo
apparaissent les visages de Cheney, en vacances dans sa maison du Wyoming, de Rumsfeld, en direct depuis sa retraite du Nouveau Mexique, ainsi que ceux de Rice, Powell et Tenet, tous trois à Washington. La téléconférence tourne rapidement à l’exercice solitaire pour le général Franks, qui présente la nouvelle version du Plan 1003, désormais appelé « Polo Step » et classifié « Top Secret ». La structure militaire et sécuritaire irakienne y est
découpée et détaillée par tranches, avec liste de cibles à l’appui (« contrairement à l’Afghanistan, l’Irak est une mine d’or pour les cibles », confiera plus tard Rumsfeld), depuis Saddam et ses fils jusqu’au moral des généraux, en passant pas l’état de l’armement. Plusieurs options d’attaque (« robuste », « réduite », « unilatérale »)
nécessitant une palette plus ou moins étendue de soutiens régionaux sont alors avancées. Franks estime les effectifs nécessaires à 105 000 hommes environ « pour commencer les opérations », avec une montée en puissance jusqu’à 230 000 au cours des semaines qui suivront. En ce qui concerne l’après-guerre, le patron du Centcom suggère que le département d’État se charge d’ores et déjà de plancher sur un gouvernement provisoire
élargi, de type afghan. « Reconstruire un pays n’est pas le job des militaires », conclut-il.
Peu après 10 heures ce jour-là, Bush et Franks sortent du ranch pour s’adresser aux médias. « Nous venons de parler de la situation en Afghanistan, explique le président, j’espère que l’année qui s’ouvre sera une année de paix, mais je suis réaliste. » Personne, parmi les journalistes présents, ne pose une question sur l’Irak. Tommy Franks se demandera longtemps pourquoi le président a tenu à le faire venir, lui seul, à Crawford, au lieu de lui demander d’intervenir comme les autres par téléconférence depuis son QG de Tampa. « J’avais besoin de le voir, d’observer ses gestes, son langage physique, de le regarder les yeux dans les yeux, confiera Bush à Woodward, j’attache une grande importance à cela ; le travail de Franks en Afghanistan m’avait impressionné, et j’étais sur le point de lui confier une autre tâche. »
Washington, 29 janvier 2002.
Cinquante-deux millions de téléspectateurs américains suivent en prime time le discours sur l’état de l’Union prononcé par George W. Bush en direct depuis le Congrès. Une phrase, surtout, retient l’attention, celle qui inclut l’Irak, la Corée du Nord et l’Iran dans « l’axe du Mal ». La trouvaille est de Michael Gerson, le principal rédacteur des
discours présidentiels, qui a lui-même corrigé la première version proposée par son staff « l’axe de la haine » en une formule plus parlante, plus sinistre et mieux adaptée aux sentiments religieux des Américains. Au départ, la phrase ne concernait que l’Irak. En accord avec Bush, Condoleezza Rice, qui veut « protéger » le plan Polo Step, rajoute la Corée du Nord, puis l’Iran, en dépit de ses propres réserves. « Je veux que l’Iran y soit aussi, a insisté le président, il faut en profiter pour leur envoyer un signal, leur dire que nous savons qu’ils ont un problème et aider par là même les défenseurs de la liberté dans ce pays. »
Consulté, Colin Powell se contente de faire savoir que la tonalité du discours lui semble un peu trop alarmiste. Il ne dit rien sur l’« axe du Mal », mais objecte que le chiffre de « cent mille terroristes encore en activité », menaçant les États-Unis et leurs alliés, est nettement exagéré. « Dites des dizaines de milliers, plutôt », conseille-t-il à Rice. Objection acceptée. Dans cette allocution, qui servira de guide politique pour les mois à venir, cinq phrases sont consacrées à l’Irak, contre une à l’Iran et à la Corée du Nord. Commentaire du Washington Post le lendemain : « Si débat il y a eu à l’intérieur de l’administration quant à l’opportunité d’attaquer l’Irak, ce débat est clos. Ce discours est une sorte de déclaration de guerre. »
Washington, 6 mars 2002.
Le vice-président Dick Cheney prépare son voyage au Moyen-Orient et, dans ce but, il se fait briefer par Tommy Franks et George Tenet. Égypte, Oman, Émirats, Arabie saoudite,
Yémen, Bahreïn, Qatar, Jordanie, Turquie Que peut-on attendre de chacun de ces pays ? Que peut-on leur demander ? Qu’exiger d’eux ? Tous, publiquement, désavoueront la guerre. Tous, en privé, souhaitent l’élimination de Saddam Hussein. Franks et Tenet fournissent à Cheney le profil détaillé de chaque roi et président, ainsi que celui de chaque chef des services secrets. En tête des « agents » puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom figure Saad Khair, le patron du GID jordanien, un service « virtuellement
acheté par la CIA », selon Woodward. Mais aussi le président yéménite Ali Abdallah Saleh, qualifié de collaborateur précieux par Franks et Tenet. À la mi-mars, Dick Cheney effectue sa tournée. Son message est simple : « Si les États-Unis décident d’attaquer l’Irak, cette fois nous irons jusqu’au bout. » Son épouse, Lynne Cheney, paie de sa personne. Au cours d’un déjeuner de plus de deux heures avec la favorite de l’émir du Qatar, elle pose la question : « Quelle est la date de la rentrée des classes, chez vous, à Bahreïn ? » « Ici, ce n’est pas Bahreïn, c’est le Qatar », répond la favorite.
De retour à Washington, Dick Cheney fait son rapport au président. Pour beaucoup des leaders rencontrés lors de son voyage, Saddam est certes une menace, mais le conflit israélo-palestinien en est une autre, beaucoup plus pressante. Tous souhaitent que les États-Unis s’en préoccupent et pèsent de tout leur poids pour un règlement. C’est ce que ne cesse de nous répéter Colin Powell, constatent les deux hommes. Mais la conclusion qu’ils en tirent est tout autre : aucune paix à long terme n’est possible tant que Yasser Arafat restera le chef des Palestiniens. Après Saddam, Arafat ?
[La semaine prochaine : la suite de notre condensé de Plan of Attack. Les derniers mois
avant la guerre en Irak.]
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