Notre ami le Guide
En visite officielle à Bruxelles, Mouammar Kadhafi a eu droit au tapis rouge pour sceller le retour de la Jamahiriya pétrolière sur la scène mondiale.
Le gouvernement belge a donc tout fait – et même plus que cela – pour que la visite officielle de Mouammar Kadhafi à Bruxelles, les 27 et 28 avril, flatte l’ego, que l’on sait plutôt vaste, du Guide libyen. On lui a tout concédé : ses mets favoris (caille aux raisins et soufflé aux dattes) ; sa tente bédouine sur la pelouse-moquette du château de Val Duchesse, dans laquelle le commissaire européen Javier Solana est venu à sa demande, tel un répétiteur, lui délivrer un cours sur l’Europe, ses mécanismes et ses institutions ; sa Mercedes blindée aussi immaculée à l’intérieur qu’à l’extérieur ; ses opposants tenus à distance prophylactique ; des stylos à l’encre verte pour signer les livres d’or ; son habituelle minute de provocation, lorsqu’il a répété, en anglais, devant les députés et sénateurs médusés que tous les Parlements du monde relevaient de l’« imposture » et que bientôt le peuple viendrait siéger à leur place ; son encombrante cohorte de gardes du corps, et jusqu’à l’intitulé du carton d’invitation au dîner d’État servi sous les lambris du palais d’Egmont : « En l’honneur de Son Excellence, le Frère Guide Moamar el Ghadafi ». Remise non sans un certain empressement en février à Syrte par le ministre des Affaires étrangères Louis Michel, l’invitation belge a ainsi débouché, deux mois plus tard, sur la première sortie du colonel libyen hors d’Afrique et du monde arabe depuis quinze ans. Un vrai « traitement tapis rouge » pour sceller le retour de la Jamahiriya pétrolière sur la grande scène de la mondialisation, mais aussi une visite à double détente : Bruxelles, on le sait, est la capitale de l’Europe, et nul n’a plus intensément prié que le président en exercice de la Commission européenne, l’Italien Romano Prodi, pour qu’advienne ce jour « historique ».
Depuis plus de cinq ans, avec un acharnement qui a rendu perplexes certains de ses collaborateurs, Prodi se battait pour faire venir à Bruxelles son ami Kadhafi. Après un premier échec en 1999 – Français, Allemands et Britanniques s’y étaient opposés -, il est revenu à la charge avec succès, soutenu en cela par le chef d’État maghrébin qui a le plus fait pour aider le leader libyen à se racheter une conduite : le Tunisien Ben Ali. Mais l’enthousiasme affiché par le président de la Commission le 27 avril, en embrassant avec effusion, au pied de l’échelle de coupée, celui qui n’hésite pas à le qualifier de « frère », a une autre explication. Dans la perspective des élections législatives italiennes de 2006, Romano Prodi s’est engagé dans un duel à distance avec le président du Conseil Silvio Berlusconi – lequel s’est déjà rendu à Tripoli le 10 février. Un véritable « marquage à la culotte » – auprès d’un allié aussi précieux que prodigue – qui autorise tous les coups : les chaînes de télévision italiennes contrôlées par Berlusconi ont ainsi soigneusement zappé la plupart des images du « triomphe » bruxellois de son rival.
Tout cela, on l’imagine, n’a pu qu’accroître le plaisir d’un Mouammar Kadhafi à nouveau au centre des attentions médiatiques. Manifestement peaufiné, le message qu’il a tenu à faire passer pour éclairer son extraordinaire revirement politique, idéologique, économique et diplomatique est ainsi un petit chef-d’oeuvre de méthode Coué. La Libye, a-t-il martelé, dirige désormais le mouvement mondial en faveur de la paix, tout comme elle dirigeait hier le mouvement de libération des peuples opprimés. Il n’y a pas rupture, encore moins trahison, entre ces deux séquences, mais une continuité qui saute aux yeux : la paix n’est-elle pas la conséquence de la liberté ? Un discours clos, qui convaincra ceux qui veulent l’être – en l’occurrence les partisans et tous ceux que fascinent les mirobolants contrats de la modernisation libyenne – et qui n’est pas sans rappeler l’exercice de bluff assez magistral qui a présidé au renoncement solennel par Tripoli à ses armes de destruction massive, le 19 décembre 2003.
Il apparaît en effet de plus en plus nettement, ainsi que nous l’avions écrit (J.A.I. n° 2244) et que le confirme une récente enquête de USA Today, que l’étrange frénésie d’achats à laquelle les Libyens se sont livrés sur le marché noir du nucléaire entre 2000 et 2003, alors même qu’ils négociaient déjà leur destruction avec les Américains, n’avait pas d’autre but que de se constituer un stock d’échange afin d’adoucir quelque peu les termes de ce qu’il faut bien appeler une reddition. En matière de communication, il est vrai, l’emballage est souvent plus important que la substance. En bon Texan, George W. Bush a hérité de cette règle d’or des bonimenteurs par culture et par tradition. En bon Bédouin – et fier de l’être -, Mouammar Kadhafi la pratique, lui, d’instinct.
(Lire également en p. 43 l’article de Samir Gharbi sur la levée des sanctions américaines.)
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