« L’Espagne va se tourner vers le monde arabe »
Le nouveau chef de la diplomatie espagnole a accepté de définir, pour « Jeune Afrique/l’intelligent », les principaux axes de la politique étrangère du gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero.
Ancien envoyé spécial de l’Union européenne (UE) au Proche-Orient, Miguel Angel Moratinos, 53 ans, marié et père de trois enfants, dirige la diplomatie espagnole depuis le 16 avril. Homme de dialogue et de communication, il a choisi Jeune Afrique/l’intelligent pour sa première interview en tant que ministre des Affaires étrangères, le jour même de sa prise de fonctions. Malgré un emploi du temps surchargé, cérémonies d’investiture et installation du gouvernement obligent, il a tenu à répondre à nos questions. Irak, Israël-Palestine, Maghreb, Europe, États-Unis, Guinée équatoriale… C’est un Moratinos un peu fatigué mais affable qui nous reçoit dans une villa cossue des faubourgs de Madrid, en compagnie de son chef de cabinet et homme de confiance, Javier Sancho. Il est minuit passé lorsque débute notre entretien. Moratinos nous y livre les principaux axes de la nouvelle politique étrangère du gouvernement Zapatero. La rupture avec la période Aznar est nette. Dialogue, compromis, esprit d’ouverture semblent être les nouveaux maîtres mots de la diplomatie espagnole. Qui s’en plaindra ?
Depuis la victoire des socialistes, le 14 mars, Miguel Angel Moratinos s’est attelé à préparer le retour de l’Espagne vers ses partenaires traditionnels. Diplomate de carrière, Moratinos débute comme chef du département de l’Europe orientale au ministère des Affaires étrangères (1974-1979), avant d’occuper plusieurs postes à l’étranger : premier secrétaire puis chargé d’affaires à l’ambassade d’Espagne à Belgrade (1979-1984), conseiller politique à l’ambassade de Rabat (1984-1987). De retour à Madrid en 1987, il est nommé directeur adjoint du département Afrique du Nord (1987-1991) puis participe à la préparation de la Conférence de paix de Madrid sur le Proche-Orient, en 1991. Il devient ensuite ambassadeur en Israël pendant six mois (1996) avant d’être nommé envoyé spécial de l’UE pour le processus de paix au Proche-Orient (1996-2003). Infatigable négociateur, il devient un acteur central des pourparlers israélo-palestiniens, entretenant de nombreuses relations dans les deux camps, en dépit du rôle de second plan joué par l’UE dans la région. C’est lui qui a permis de trouver une solution pacifique au siège de la basilique de la Nativité, à Bethléem, au printemps 2002. Des militants palestiniens qui s’y étaient réfugiés avaient été encerclés par Tsahal. Ils ont pu quitter le sanctuaire sains et saufs pour différents pays européens.
Grâce à lui, les dirigeants palestiniens et israéliens ont pu maintenir le contact après le déclenchement de la seconde Intifada, en septembre 2000. Les fréquentes visites que Moratinos a rendues à Yasser Arafat dans son quartier général dévasté lui ont valu la reconnaissance du raïs… et le courroux d’Ariel Sharon. Lors de son dernier passage au QG d’Arafat, en juin 2003, le leader palestinien lui a fait dérouler le tapis rouge et l’a décoré. Moratinos est certainement l’un des diplomates européens qui connaît le mieux le Proche-Orient. En janvier 2001, il participe aux négociations de Taba et rédige un document décrivant leurs résultats. Un document reconnu par les deux parties et qui pourrait servir de base à de futurs pourparlers.
Sa connaissance du terrain, ses réseaux dans les deux camps et son expérience lui seront précieux : le règlement de ce conflit est l’une de ses « priorités absolues ». Dans un français presque parfait – sa femme, Dominique, est périgourdine, ses enfants, David, Sandra et Isabelle, bilingues, et il a fait ses études au lycée français de Madrid -, il nous explique comment il voit le monde de demain et quel rôle peut jouer l’Espagne pour l’améliorer.
Jeune Afrique/L’intelligent : L’Espagne vient de changer radicalement de cap. Comment définiriez- vous sa nouvelle politique étrangère ?
Miguel Angel Moratinos : Elle répond à trois grands défis. Le premier consiste à retrouver ce qui était nos principaux axes. C’est-à-dire une politique qui repose sur une Espagne européenne, une Espagne tournée vers la Méditerranée et le monde arabe, une Espagne tissant des liens privilégiés avec l’Amérique latine et entretenant des rapports équilibrés avec les États-Unis.
Le deuxième consiste à répondre aux enjeux du nouveau siècle : terrorisme international, armes de destruction massive, immigration clandestine, protection de l’environnement, globalisation économique, etc. Pour ce faire, il faut définir de nouveaux instruments, de nouvelles idées, de nouveaux concepts.
Enfin, troisième défi à relever : élaborer une politique étrangère fondée sur la conscience et la demande des citoyens, c’est-à-dire une politique étrangère démocratique
qui donne des résultats aux citoyens espagnols, mais aussi européens et internationaux.
J.A.I. : La situation semble s’aggraver en Irak. Quel est, selon vous, le meilleur moyen de sortir de l’impasse actuelle ?
M.A.M. : Il faut renoncer au modèle qui a été malheureusement appliqué après la guerre et qui n’a pas donné de résultats. S’en tenir aux mécanismes et paramètres actuels de la
présence internationale n’est pas la meilleure façon de créer la stabilité en Irak et de favoriser un véritable processus démocratique. C’est pourquoi nous voulons ouvrir un débat
au sein de la communauté internationale, notamment au sein du Conseil de sécurité, et avec nos alliés les plus proches Européens et Américains , pour définir une nouvelle
stratégie et participer à la stabilisation. L’objectif est l’émergence d’une véritable démocratie le plus rapidement possible.
J.A.I. : Quels sont les meilleurs leviers pour y parvenir ? L’ONU ou l’Otan ?
M.A.M. : Plutôt l’ONU. L’Otan, même mandatée par les Nations unies, n’y arrivera pas toute seule. Nous souhaitons la constitution d’une force multinationale, le cas échéant dans un cadre atlantique, mais avec la participation d’autres pays, notamment arabes, afin de montrer au peuple irakien qu’il ne s’agit pas de forces d’occupation.
J.A.I. : Que pensez-vous du projet de Grand Moyen-Orient mis en place par les Américains ?
M.A.M. : Les objectifs du Grand Moyen-Orient ne sonnent pas faux. Tout le monde souhaite que la démocratie et la modernité s’enracinent aussi au Moyen-Orient. L’Europe a d’ailleurs lancé le Processus de Barcelone, en 1995, avec cette même ambition : aider les pays du Bassin méditerranéen à s’engager dans une phase de modernisation politique, économique et culturelle. La formule européenne était : mettons en place progressivement ce processus. La formule américaine est peut-être plus expéditive. Ils veulent tout, tout de suite. Le problème ne réside pas dans les objectifs, mais dans la manière de les
atteindre. On ne doit pas refuser l’offre américaine, mais l’améliorer, tous ensemble. Surtout, il faut que les sociétés arabes et celles du Moyen-Orient se sentent parties
prenantes de ce changement. Nous autres Européens avons appris que c’est aux sociétés arabes de sentir la nécessité de leurs propres réformes. Nous devons les aider et nous montrer vigilants, sans toutefois leur imposer un modèle. C’est à eux de décider de leur façon d’agir, de construire leur modernité. Mais cette proposition américaine mérite d’être étudiée. Que chacun prenne ses responsabilités. Mais, pour cela, il faut dialoguer et présenter des solutions.
J.A.I. : L’espace méditerranéen fait partie de vos priorités. On va bientôt fêter le dixième anniversaire du Processus de Barcelone. Est-ce que cela reste un modèle ?
M.A.M. : Oui, cela reste le modèle. Nous avons d’ailleurs l’intention de convoquer un sommet de tous les pays concernés par le Processus de Barcelone pour célébrer cet
anniversaire. Le projet de Grand Moyen-Orient ne doit pas ignorer ou négliger Barcelone. La formule et la recette sont toujours valables. Il faut seulement les appliquer avec
plus de volonté politique et des méthodes nouvelles.
J.A.I. : Vous maîtrisez parfaitement les paramètres du conflit israélo-palestinien et entretenez des relations dans les deux camps. Cela peut-il vous permettre, ainsi qu’à l’Europe en général, de vous impliquer davantage et de présenter, face aux États-Unis, une solution pour enfin obtenir la paix ?
M.A.M. : Je l’espère. En tout cas, nous allons nous y employer. Nous ne pouvons pas effacer toutes les années d’expérience et d’engagement personnel et professionnel consenties à cette région. Cela ne va pas être facile, mais notre gouvernement a la volonté de s’impliquer davantage, dans un cadre européen, mais aussi avec les membres du Quartet (ONU, UE, Russie, États-Unis). Mais pour que cela donne des résultats et je l’ai constaté lorsque j’étais sur le terrain , il faut travailler et pas seulement se plaindre des décisions des uns et des autres. Il faut s’impliquer, essayer de nouvelles
formules, créer une dynamique. Nous devons répondre aux aspirations et aux demandes des peuples israélien et palestinien. Nous ne pouvons rester les bras croisés. Aujourd’hui
plus qu’hier, la région a besoin d’un engagement actif de toute la communauté internationale.
J.A.I. : Le dossier du Sahara occidental paralyse l’Union du Maghreb arabe (UMA). Comment résoudre ce problème
?
M.A.M. : Le temps est venu de le résoudre définitivement. Cela a trop duré. Il est temps de donner aux Sahraouis une situation nouvelle. Pour moi, les camps de réfugiés, que ce
soit en Palestine ou à Tindouf, devraient interpeller la conscience de toute société. Nous sommes dans un contexte nouveau. Il y a évidemment les Nations unies, qu’il ne faut pas oublier. Le plan Baker est notre point de référence. Le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui doit rester un élément de base. Mais il faut aussi encourager les efforts bilatéraux. Avec la réélection du président Bouteflika, la volonté de la monarchie chérifienne de consolider le processus de réformes politiques et économiques
au Maroc, il me semble que les conditions n’ont jamais été aussi favorables au règlement de ce conflit.
J.A.I. : La première visite officielle du président de votre gouvernement a eu lieu au Maroc. C’est un signe fort ?
M.A.M. : C’est dans la plus pure tradition de la diplomatie espagnole. Mais cette fois, l’enjeu est plus important que jamais. Après le 11 mars, nous avons besoin d’établir de
nouvelles relations, privilégiées, avec le Maroc et le Maghreb. Il est vrai qu’il y a des dossiers chauds : la sécurité, l’immigration… Mais nous avons compris, au moins au sein du Parti socialiste, que le Maroc et l’Espagne devaient avancer de concert et donner à nos compatriotes la chance d’appartenir à un espace commun, incluant donc le Maroc mais aussi la Tunisie, l’Algérie, la Mauritanie et la Libye. Les citoyens maghrébins ont les mêmes aspirations et droits que nous. C’est ce que nous avons expliqué à l’occasion de cette première visite au Maroc, qui sera sans doute suivie très prochainement par des visites dans d’autres capitales maghrébines.
J.A.I. : Se dirige-t-on vers une nouvelle politique d’immigration ?
M.A.M. : Nous l’avons déjà annoncé. Nous allons présenter un pacte national d’immigration associant toutes les forces politiques espagnoles et comprenant trois grands éléments.
D’abord le contrôle des frontières. Ensuite l’intégration des immigrés pour qu’ils puissent jouir de tous leurs droits et se sentir en sécurité et respectés. Enfin la coopération internationale et le partenariat avec les pays d’origine. Il faut un engagement de ces derniers pour gérer cette crise. Ce n’est pas une question qui va être résolue, ici, en Espagne. Les gouvernements marocain, algérien ou d’Amérique latine doivent s’engager à créer un mécanisme pour faciliter le flux migratoire : l’Espagne a besoin de l’immigration. Les citoyens espagnols doivent comprendre qu’ils vont vivre les prochaines années, les prochaines décennies, avec des immigrés qui vont participer au développement économique, social et culturel de leur pays. Que ce ne sera pas une exception, mais une réalité structurelle. Mais, en même temps, il faut faire en sorte que cela ne crée pas de xénophobie, de rejet ou de discrimination.
J.A.I. : L’Espagne entretient depuis longtemps des relations tendues avec la Guinée équatoriale. On a prêté à votre pays un rôle important dans la tentative de coup d’État qui a eu lieu il y a quelques semaines. Il abrite d’ailleurs Severo Moto, l’opposant du président Obiang. Va-t-on vers une décrispation ?
M.A.M. : Les relations entre les deux pays ont toujours été difficiles. Maintenant, tout va dépendre de la façon dont les législatives du 25 avril se seront déroulées. Si elles ont eu lieu dans un climat démocratique, si la majorité des forces politiques manifestent sa satisfaction, je crois que l’Espagne sera prête à développer de très bonnes relations avec la Guinée équatoriale. Nous voulons aider le président Obiang à être le véritable père de la démocratie dans ce pays. Nous appelons de nos vux des institutions solides, ce qui ne signifie pas s’ingérer ou fomenter des coups d’État. Nous souhaitons que le président Obiang assume ses responsabilités. Il a maintenant des ressources financières importantes et la capacité politique de le faire. Il peut compter sur notre aide et notre soutien. C’est aux Équatoguinéens eux-mêmes de décider de leur futur. Nous serons vigilants.
J.A.I. : Le rapport de force au sein de l’Europe a changé avec l’arrivée au pouvoir des socialistes en Espagne. Comment envisagez-vous l’avenir ?
M.A.M. : Avec beaucoup d’espoir. Nous sommes en train de vivre des moments historiques. Je pense qu’à la fin de la présidence irlandaise nous aurons notre Constitution. Mais nous ne voulons pas d’une Europe à deux vitesses. Il ne doit pas y avoir de directoire. Il y a évidemment des pays plus ou moins influents, et l’Espagne doit appartenir au noyau des décisions stratégiques. Il faut donc être aux côtés des Français, des Allemands, des Britanniques, des Italiens mais aussi associer les pays dits moyens, les petits pays, parce que l’Europe se fait par le dialogue, par des alliances dans différents secteurs. Je sais comment on peut construire un consensus. Les consensus se font parfois par des dynamiques de trois ou quatre petits pays, mais qu’il faut conforter, relancer. L’Espagne a toujours été favorable à l’élargissement, à la réconciliation historique du continent européen et des pays du centre, de l’est, du nord de l’Europe, qui vont finalement rentrer dans cette famille. Et l’on se réjouit de cette nouvelle occasion qui va s’offrir à tout le continent. Nous sommes évidemment favorables à l’entrée de la Turquie au sein de l’Union. C’est le grand défi qui se présente à nous. Montrer qu’un pays de la dimension de la Turquie, qui a une population en majorité musulmane, peut être le modèle pour exorciser une fois pour toutes ces phobies, ces craintes, ces doutes, ces peurs que l’Europe judéochrétienne peut avoir vis-à-vis de ses racines islamiques. C’est grâce aux musulmans que l’Espagne a pu transmettre le savoir grec à l’Europe d’Érasme.
J.A.I. : Comment définiriez-vous la place de l’Espagne dans le monde ?
M.A.M. : Nous sommes une puissance moyenne, européenne, avec une dimension méditerranéenne et des rapports privilégiés avec le monde arabe, Israël, l’Amérique latine. Nous connaissons nos limites, mais aussi notre potentiel. Dans un monde globalisé, l’Espagne a la possibilité de contribuer, d’une façon modeste mais active, à la construction d’un monde meilleur, plus solidaire. Ce qu’ont apporté les élections du 14 mars, c’est un nouveau message : les citoyens et la démocratie peuvent triompher.
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