Faut-il légaliser les Frères musulmans ?

Sa victoire sur le terrorisme, fût-elle fragile, aurait dû inciter le président Hosni Moubarak à autoriser l’expression d’une opposition islamiste non violente. Ce n’est manifestement pas la voie qu’il a choisie.

Publié le 4 mai 2004 Lecture : 5 minutes.

L’Égypte est coupée en deux. Il y a, d’un côté, le pays officiel, acquis aux vertus de la modernité occidentale : Internet, GSM et télévision par satellite. De l’autre, le pays réel, en proie à une grave crise d’identité et qui trouve dans l’islamisme un rempart contre l’acculturation. Le hijab (voile), qui avait presque disparu du paysage dans les années 1950 et 1960, est aujourd’hui omniprésent. Et l’on ne compte plus les chanteuses, comédiennes ou speakerines qui se sont résolues à mettre fin à leur carrière pour se vouer à la religion.
À l’université Aïn Chams, au Caire, les étudiants, prenant le contre-pied de leurs parents, ne se réclament plus du communisme, du socialisme ou du nationalisme arabe, mais des diverses obédiences de l’islamisme. Les ouvrages des penseurs rationalistes de la première moitié du siècle dernier, tels Taha Hussein, Ali Abderrazek ou Salama Moussa, n’ont plus les honneurs des librairies cairotes, où la place, toute la place, est occupée par les auteurs islamistes ou, à tout le moins, musulmans – de Sayyed Qotb à Abul-Ala el-Mawdoudi, en passant par Mustapha Mahmoud…
Sous la pression des islamistes, l’État n’hésite plus à interdire les ouvrages qui s’écartent de la norme religieuse et/ou morale. En 1997, quelques dizaines de jeunes « adorateurs du diable » ont été traduits devant les tribunaux. Même mésaventure, quatre ans plus tard, pour une cinquantaine d’homosexuels arrêtés dans une boîte de nuit. Et l’élection de Miss Égypte provoque actuellement une virulente polémique sur le thème de la dépravation des moeurs.
Tout en prétendant lutter contre l’idéologie islamiste, le régime en place apporte en réalité de l’eau à son moulin. On est même en droit de se demander si le président Hosni Moubarak, en refusant d’engager les réformes démocratiques exigées par les élites, n’est pas en train de créer les conditions favorables à l’arrivée au pouvoir des fondamentalistes musulmans. L’International Crisis Group (ICG), un think-tank basé à Bruxelles qui s’efforce d’alerter la communauté internationale sur les situations de crise potentielle à travers le monde, a, le 20 avril, tiré cette sonnette d’alarme dans un rapport intitulé « Islamism in North Africa : Egypt’s Opportunity ».
À partir de 1974, l’Égypte a été le théâtre d’une flambée de violence terroriste qui a culminé, en 1997, avec l’attentat de Louxor et la mort de 58 touristes. La plupart de ces attentats ont été revendiqués par deux groupes radicaux : le Tanzim el-Jihad (« organisation du Jihad ») et la Jama’a el-Islamiya (« groupe islamique ») qui, confrontés à une impitoyable répression, ont été peu à peu contraints de réviser leur stratégie. Le second a fini par renoncer à sa ligne « jihadiste ». Le premier, dont tous les éléments restés en Égypte ont été arrêtés, jugés et jetés en prison, a renoncé, au moins provisoirement, à son objectif de prise du pouvoir par la force et a rejoint la mouvance el-Qaïda.
Fondée en 1928 mais officiellement interdite depuis 1954, la confrérie des Frères musulmans a profité du démantèlement des groupes extrémistes pour relancer progressivement ses activités religieuses, éducatives et charitables. Avec l’accord tacite du gouvernement. Le mouvement a aujourd’hui abandonné l’approche anti-occidentale et antilibérale qui était celle d’Hassan el-Banna et de Sayyed Qotb, ses chefs historiques. De même, il ne prône plus la lutte armée contre « l’État mécréant ». Sa stratégie est pacifiste et « gradualiste ». Si les « Frères » jouent ainsi la carte de la démocratie et du libéralisme, c’est moins d’ailleurs par conviction idéologique que par pragmatisme politique – c’est pour eux l’unique moyen de parvenir un jour au pouvoir -, mais cette évolution n’en est pas moins positive.
Aucun attentat terroriste n’a eu lieu en Égypte depuis 1997. Mieux, les groupes islamistes ont décrété unilatéralement un cessez-le-feu qu’ils n’ont depuis jamais rompu. Cela signifie qu’ils ont tiré les leçons des attentats du 11 septembre 2001 et abandonné la lutte armée. Pourquoi cette accalmie n’a-t-elle pas été mise à profit pour débloquer le système politique ? Pourquoi une plus grande marge de manoeuvre n’a-t-elle pas été laissée aux partis d’opposition modérés ? Pourquoi la confrérie des Frères musulmans n’a-t-elle pas été officiellement reconnue ?
Bien que son assise politique soit considérable – il domine la plupart des organisations professionnelles, sociales et culturelles -, le mouvement n’est en effet autorisé ni à publier des journaux ni à tenir des réunions publiques. Pis : ses membres sont périodiquement visés par des campagnes de répression. Apparemment, le régime redoute de provoquer un grave déséquilibre sur la scène politique, dans la mesure où aucune formation, pas même le Parti national démocratique (PND) au pouvoir, n’est actuellement en mesure de concurrencer sérieusement les « Frères ».
Comment libéraliser la vie politique sans mettre en péril la stabilité du pays ? C’est le problème auquel les autorités sont confrontées. Pour l’ICG, la réponse ne fait aucun doute : il faut autoriser l’expression de toutes les forces politiques, y compris les islamistes, parce qu’en diversifiant « l’offre », on offrirait aux Égyptiens une gamme d’alternatives crédibles. Pour justifier l’étouffement de toute forme d’expression politique, le gouvernement brandit l’épouvantail d’une arrivée au pouvoir des islamistes à l’issue d’élections libres et transparentes. Mais où est le problème, s’interroge l’ICG, dès lors qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’un mouvement non violent ? Les islamistes doivent être jugés sur leurs actes et non sur les intentions que leurs adversaires leur prêtent. En fait, la vraie difficulté réside sans doute dans l’incapacité du régime à engager des réformes et à s’accommoder de l’existence d’une opposition dynamique où le mouvement islamiste tiendrait toute sa place, mais rien que sa place.
De la même façon, les modernistes ne peuvent plus invoquer l’obscurantisme et l’intolérance des islamistes pour justifier leur refus de dialoguer sérieusement avec eux. Car ce refus deviendrait, à son tour, une forme d’intolérance. Bref, il devient de plus en plus difficile, sinon dangereux, de maintenir l’islamisme égyptien, en tout cas sa mouvance modérée et pacifiste, hors du système. Car la frustration ressentie actuellement par un grand nombre d’Égyptiens risque de provoquer une résurrection de l’activisme le plus violent.

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