Bush et « le test de Dover »

Publié le 3 mai 2004 Lecture : 4 minutes.

Nous sommes le 1er mai 2003, il y a tout juste un an. En tenue d’aviateur, George W. Bush descend de l’avion militaire qui vient de le poser sur l’un des fleurons de la marine de guerre américaine, l’USS Abraham-Lincoln.
Assuré d’une mise en scène valorisante, il fixe les caméras. Le regard brille, le sourire est le plus large qu’il puisse faire. S’adressant à ses compatriotes (et au monde), il parle en tant que commandant en chef des forces armées américaines, dont il pense qu’elles viennent de remporter une très belle (et facile) victoire : sur son ordre et sans mandat de l’ONU, elles avaient envahi l’Irak le 19 mars et, dès le 9 avril, occupé Bagdad, sa capitale, et mis à terre Saddam et son régime ; il ne leur faudra que trois autres semaines pour occuper le reste du pays et considérer que la guerre s’est conclue sur un triomphe (et sans pertes américaines significatives) :
« En Irak, les opérations militaires sont terminées. Les États-Unis et leurs alliés ont gagné. Et maintenant, nous avons entrepris de sécuriser le pays et de le reconstruire », affirme George W. Bush ce jour-là, avant d’ajouter :
« Nous nous sommes battus pour la cause de la liberté et de la paix dans le monde… L’opération « Liberté pour l’Irak » a été bien conduite… Nous remercions tous les Irakiens qui ont bien accueilli nos troupes et ont participé avec nous à la libération de leur pays… Mention spéciale pour le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et pour le général Franks… »
Oui, c’était il y a (seulement) un an : le « commandant en chef » pensait avoir gagné.
Il y a quinze jours, ce même secrétaire à la Défense dont Bush faisait alors l’éloge a piteusement déclaré : « Si, il y a un an, on m’avait demandé de décrire la situation au 15 avril 2004, je ne l’aurais pas décrite telle que nous la voyons aujourd’hui. »

Un an après sa « libération » par le corps expéditionnaire américano-britannique, l’Irak est dans la situation que décrivent vos journaux et dont vous voyez les images à la télévision : un pays occupé, en état d’insurrection qui tend à se généraliser.
En douze mois, les 150 000 hommes des forces de « la coalition » qui occupent l’Irak – et les attentats que l’occupation a suscités – ont tué entre dix mille et vingt mille Irakiens (la plupart civils, dont beaucoup de femmes et d’enfants) ; décomptées avec plus de précision, les pertes de « la coalition » s’élèvent à près de mille tués, dont plus de cent dix pour le seul mois d’avril (on a pu voir, pour la première fois la semaine dernière, les photos de 350 cercueils rapatriés aux États-Unis et débarqués sur la base aérienne de Dover) et de 5 000 blessés.
Cela commence à compter, et ce qu’on appelle, aux États-Unis, le « test de Dover » risque de produire ses effets dans les tout prochains mois.
Le test de Dover, c’est le nombre de cercueils de militaires tués à l’occasion d’une guerre que les Américains voient passer par la base aérienne du même nom(*) et au-delà duquel, le seuil de tolérance étant dépassé, l’opinion publique se retourne contre la guerre et le gouvernement qui veut la poursuivre.

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Je vois un signe annonciateur de ce retournement dans les propos d’un général américain, à la retraite mais très connu et très respecté. Il s’appelle William E. Odom, et sa thèse, que je vous expose ci-dessous, va, je pense, trouver très vite un large écho.
« Il n’y a pas de doute : nous avons échoué, affirme-t-il. Le seul problème est d’évaluer le prix de cet échec. Il est préférable pour nous (cela nous coûtera moins cher) de quitter l’Irak le plus vite possible. Plus nous retarderons ce départ, plus le prix à payer sera élevé.
« L’Irak de l’après-30 juin prochain sera plus proche d’une théocratie que d’une démocratie. Les Américains estimeront alors que cela ne vaut pas qu’ils y consacrent des hommes et de l’argent.
« Les pro-Américains n’y seront pas bien vus et si nous y maintenons des dizaines de milliers d’hommes, cela suscitera, dans toute la région, davantage d’antiaméricanisme, y compris en Arabie saoudite et en Égypte.
« Plus longtemps l’Amérique laissera des troupes en Irak, plus elle s’isolera. Les institutions internationales elles-mêmes, ONU, FMI, Banque mondiale, seront compromises par leur collaboration à notre entreprise…
« Les États-Unis ont intérêt à déclarer qu’ils se retirent et à laisser l’ONU et l’Europe entrer dans la danse. Celles-ci auront peur du chaos et seront obligées de le faire… »

Ce général américain, qui prescrit exactement le contraire de ce que serinent George W. Bush et son administration, n’est pas un pacifiste ou un isolationniste. C’est un conservateur éclairé qui a travaillé pour Reagan, pour Carter et pour Bush père. Il pense que Bush fils et ses néoconservateurs rêvent tout haut.
Je suis persuadé qu’il a raison, que son pessimisme est fondé et que le proche avenir lui donnera raison.
« La guerre mondiale contre le terrorisme » déclenchée par George W. Bush il y a près de trois ans n’a pas réduit celui-ci, mais l’a exacerbé, parce qu’elle ne s’est pas attaquée à ses causes.
Entreprises néocoloniales, l’invasion de l’Irak et le hold-up sharonien sur la Palestine suscitent la révolte plutôt que l’apaisement.
C’est l’analyse que nous faisons et la position que nous défendons depuis près de trois ans dans ces colonnes, et ce qui se passe sur le terrain ne fait que les confirmer.

* Qui centralise ces macabres retours et le décompte des tués.

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