Au revoir, Dien Bien Phu
Coup de grâce porté à la tentative française de reconquérir l’Indochine, la chute du camp retranché, le 7 mai 1954, marque aussi la fin d’une certaine époque coloniale. Chronique d’une débâcle retentissante.
Il est une légende perse où un marchand, dans une rue de Téhéran, croise soudain la Mort, laquelle fait un geste et passe son chemin. Mais l’homme, effrayé, décidant de fuir le plus loin possible, se rend aussitôt à Samarkand, où la Mort, surgie à nouveau, s’empare cette fois de lui qui, bouleversé, demande : « Quel signe m’as-tu donc fait hier matin ? » « Un signe d’étonnement, dit-elle : je ne m’attendais pas à te voir là. Car nous avions rendez-vous, ce soir, à Samarkand… »
Ainsi l’armée française d’Indochine, harcelée par le Vietminh en 1954, imagina-t-elle de le briser en l’attirant vers une cuvette fortifiée du pays thaï, où elle se serait retranchée. Et ce fut Dien Bien Phu, où elle avait rendez-vous avec la défaite.
Coup de grâce porté à la tentative française de reconquérir l’Indochine, la chute du camp retranché, le 7 mai 1954, marque aussi la fin d’une certaine époque coloniale – dont l’ultime et sanglant sursaut sera la guerre d’Algérie, qui commença six mois plus tard.
Dès l’origine, en réalité, Paris n’avait rien compris au cours de l’Histoire. Sitôt acquise la capitulation du Japon, après celle de l’Allemagne, les Français n’avaient pensé qu’à rétablir le statu quo ante dans ce qui avait été « l’Empire ». Soit, donc, l’Indochine dite « française », comprenant dans sa totalité : le Cambodge (devenu protectorat en 1863), le Laos (complètement occupé en 1893) et le Vietnam, qui, seul, nous intéresse ici, avec ses trois ky (« provinces »), – au Nord, le Bac Ky, dit Tonkin, capitale Hanoi ; au Centre, Trung Ky, dite Annam, capitale Hué ; et au Sud le Nam Ky, ou Cochinchine, capitale Saigon, conquis successivement de 1858 à 1896 et devenus officiellement « colonie » pour la Cochinchine, « protectorat » pour le Tonkin et l’Annam.
Mais ces annexions à peine déguisées ont évidemment suscité et susciteront encore, au fil du temps, de multiples résistances locales auxquelles réplique généralement le « tuteur » par la brutalité d’une répression qu’on baptise à l’époque « pacification ». En 1930, par exemple, à Yen Bay, la mutinerie d’une garnison de tirailleurs annamites, qui massacrent leurs officiers, provoque, en des représailles qui deviendront habituelles, bombardements aériens de zones paysannes, exécutions sommaires et déportations dans le sinistre bagne de l’île de Poulo Condor.
Cette même année 1930 voit néanmoins un événement clé : la fondation du Parti communiste indochinois (PCI) sous l’impulsion de Nguyên Ai Quoc (« le Patriote », né Nguyên Sinh Cung en 1890) qu’on connaîtra plus tard sous le nom de Hô Chi Minh. Autre date clé : 1945. Alors que le gouvernement de Vichy avait négocié avec le Japon un semblant de partage du pouvoir, la France voit, le 9 mars, ses garnisons chassées par les troupes nippones, moins de six mois avant la capitulation de Tokyo. L’ex-empereur Bao Daï croit pouvoir en profiter, deux jours plus tard, pour dénoncer le traité de protectorat. Mais Paris, commençant son double jeu, annonce un plan pour la création d’une « Fédération indochinoise » autonome dans le cadre d’une Union française. Puis, le 17 août, le général Leclerc est nommé commandant en chef des forces d’Extrême-Orient tandis que l’amiral Thierry d’Argenlieu devient haut-commissaire en Indochine. Aussitôt, Bao Daï abdique sous la pression de Hô Chi Minh, qui proclame, le 2 septembre, à Hanoi, la République démocratique du Vietnam (RDV).
Ainsi vont se heurter, pendant huit ans, la volonté inavouée du général de Gaulle et de ses successeurs de rétablir la souveraineté française derrière des paravents institutionnels et une revendication vietnamienne d’indépendance inscrite dans le cours de l’Histoire. Dès le mois de mai 1945 s’était créé, autour du PCI, le Vietnam Doc Lap Dong Minh (Front pour l’indépendance du Vietnam) qu’on abrégera en Vietminh.
Et rien, peut-être, n’illustre mieux la duplicité française que l’échec de la conférence de Fontainebleau, réunie du 6 juillet au 14 septembre 1946 : quand les efforts de conciliation de Hô Chi Minh (dans la foulée de l’accord qu’il avait conclu le 6 mars avec Jean Sainteny, commissaire pour le Tonkin, et par lequel la France reconnaissait la RDV) sont torpillés, sur le terrain, par les initiatives militaires de Thierry d’Argenlieu. Même le modus vivendi que Hô, finalement, signe avec le ministre Marius Montet ne sera jamais appliqué. L’amiral veut sa guerre : le 24 novembre 1946, prenant prétexte d’un incident douanier avec une jonque chinoise, l’artillerie de marine française bombarde le port de Haiphong, détruisant le quartier vietnamien de la ville et faisant plus de six mille morts (estimation basse).
Suivent les palinodies habituelles d’une puissance coloniale en quête d’« interlocuteurs valables », c’est-à-dire dociles. Ranimant l’inusable ex-empereur Bao Daï, on lui accorde, le 5 juin 1948, en baie d’Along, l’indépendance de son pays en échange de son adhésion à l’Union française.
Le Vietminh, lui, conforté par la victoire, en 1949, de la Révolution chinoise passe à l’offensive. Sous le commandement d’un grand chef, le général Vo Nguyên Giap, il s’empare successivement, en octobre et en novembre 1950, dans le nord du Tonkin, des positions stratégiques de Cao-Bang, Langson et Lao-Kay : dures défaites françaises. Puis, en octobre 1952, il lance une attaque en pays thaï, à la frontière du Laos, menaçant de prendre en tenailles ce qui reste du Tonkin aux mains de la France, qui, notamment, contrôle toujours Hanoi.
Alors, en mai 1953, arrive le général Henri Navarre. Avec un plan-miracle visant à briser le corps de bataille vietminh. Au coeur du pays thaï, le 20 novembre, il fait occuper une sorte de cuvette dotée d’une bonne piste d’atterrissage et entourée de pitons faciles à fortifier. Certaines des meilleures troupes françaises y seront concentrées avec quelque deux cents vols quotidiens de ravitaillement. Quand le Vietminh, chassé de l’endroit, essaiera de revenir, il sera broyé, prévoit-on, sous le feu de l’artillerie terrestre et des bombardements aériens. Confié localement au colonel Christian de la Croix de Castries (qui sera promu général au cours des opérations), ce lieu, dont le nom est alors à peu près inconnu, va entrer dans l’Histoire : Dien Bien Phu.
Dans ce plan, il est difficile de déterminer ce qui relève de l’inconscience ou d’une arrogance militaire teintée de mépris pour l’adversaire, ces petits hommes jaunes, à demi va-nu-pieds, qui doivent porter sur leur dos le riz et les obus. Robert Guillain, qui fut l’envoyé spécial du Monde dans le camp retranché, raconte que lorsque le colonel, avant la bataille, lui demanda ce qu’il pensait de ce qu’il voyait, celui-ci n’aima pas sa réponse : « « Mon colonel, votre forteresse me paraît être une forteresse à l’envers. – Hein ! Qu’est-ce que ça veut dire ? – Mon colonel, j’ai jadis traduit du latin La Guerre des Gaules, et j’ai toujours cru, depuis Alésia, que l’ennemi est en bas, dans le creux, tandis que nous sommes sur les hauteurs, le dominant de là-haut ! » Il me répliqua vertement que je ne connaissais rien à la guerre moderne, que nous n’étions plus sous Jules César : « Qu’il descende, le Viet, qu’il y vienne, dans la cuvette, il verra ce qui l’attend ! S’il descend, il est à nous et voilà bien pourquoi il ne s’y est pas risqué. Il a déjà raté son coup. Le terrain où nous sommes imbattables, c’est le plat, c’est notre formidable système de défense avec ses feux croisés. » »
Hélas pour les brillants stratèges de la « guerre moderne », c’est Jules César qui avait raison. Surtout revisité par le Bonaparte du Vietnam : Vo Nguyên Giap qui, n’hésitant pas à s’installer, dès le 12 janvier 1954, tout près de Dien Bien Phu, prévoit d’abord d’attaquer le 25 janvier avec le mot d’ordre : « Attaque rapide, victoire rapide » ou, plus précisément, « trois nuits et deux jours ». Puis il se donne un délai pour mieux étudier le dispositif français, fondé sur neuf bastions baptisés – en s’inspirant, murmure-t-on, des maîtresses du commandant : Gabrielle, Béatrice et Anne-Marie sur la lisière Nord ; Huguette, Dominique, Françoise, Claudine, Éliane au Centre ; enfin, tout au Sud, Isabelle. Et de prendre alors, dit-il aujourd’hui, « la décision la plus difficile de [sa] vie de commandant en chef » : différer l’action de deux mois.
« Ne faut-il pas, explique-t-il dans une interview au Monde, pour amener un kilo de riz aux soldats sur le front, en consommer quatre pendant le transport ? Vous vous rendez compte ! Nous avons utilisé 200 000 porteurs, plus de 20 000 bicyclettes, 11 800 radeaux, 400 camions et 500 chevaux. » Les canons, au demeurant, seront hissés à bras d’homme sur les collines, ajoute-t-il, subordonnant la stratégie militaire à la lutte politique. Et de citer Bonaparte pendant la campagne d’Italie : « Là où une chèvre passe, un homme peut passer ; là où un homme passe, un bataillon peut passer. »
Ainsi, le 13 mars 1954, surprenant le général Navarre qui vient de déclarer à la radio que « la marée offensive du Vietminh est étale », il lance l’assaut contre les positions avancées du camp retranché. Dès le lendemain, malgré une défense acharnée et une contre-attaque de chars français, le piton Béatrice tombe. Un jour plus tard, c’est au tour de Gabrielle, dont le commandant de l’artillerie, le colonel Piroth, se suicide. Puis, le 16 mars, c’est Anne-Marie, tandis que, le 28, la piste d’aviation du camp est rendue inutilisable.
Ne pouvant guère, désormais, être ravitaillée, réduite à des tentatives de sortie courageuses mais sans espoir, la garnison de Dien Bien Phu entame une agonie qui affole un gouvernement français pauvrement dirigé par l’épais Joseph Laniel, déjà vivement critiqué pour cette « sale guerre ». Le 4 avril, alors que viennent de tomber Dominique et une partie d’Éliane (le 30 mars), puis une partie d’Huguette (le 1er avril), il va jusqu’à solliciter une intervention aéronavale des États-Unis, voire le largage sur le Vietminh d’une bombe atomique tactique. Mais Washington, qui émerge à peine des trois ans de la guerre de Corée, fait la sourde oreille. D’autant plus que, dès le 18 février, les quatre grandes puissances (États-Unis, URSS, France, Royaume-Uni) avaient décidé de convoquer, à Genève, avec la participation de la Chine, une conférence chargée de trouver une solution au conflit coréen et, éventuellement, à d’autres problèmes asiatiques, notamment l’affaire d’Indochine. Elle s’ouvrira le 26 avril, trois jours après la chute de ce qui reste d’Huguette et que commence, le 30, l’attaque finale contre Éliane.
Le 7 avril, dans un ultime effort pour tenter de retarder l’échéance, le commandement français avait fait larguer sur la cuvette le 2e bataillon étranger de parachutistes. Ce seront des morts et des prisonniers supplémentaires, auxquels s’ajouteront, dans la nuit du 5 au 6 mai, 91 autres parachutistes. Le 7 mai, après une intense préparation de son artillerie, le Vietminh passe à l’assaut de tous côtés, submergeant les dernières positions françaises, avec le QG du général de Castries. À 17 h 30, un cessez-le-feu est proclamé. Seule Isabelle, loin au sud, ne se rendra que quelques heures plus tard. À l’Assemblée nationale, Joseph Laniel annonce sombrement la chute de Dien Bien Phu, après cinquante-sept jours de combats.
Le bilan est lourd. Du côté français, sur plus de 15 000 hommes de troupes métropolitaines et coloniales, engagées à un moment ou à un autre, on compte 3 000 morts, et 10 000 partiront pour une dure captivité, dont 3 000 seulement reviendront. Du côté du Vietminh, sur 50 000 combattants, il y eut quelque 10 000 à 15 000 tués, outre les pertes civiles.
Reste, pour la France, à tirer les conséquences de la défaite. Ce que répugne à faire Georges Bidault, son ministre des Affaires étrangères et chef de la délégation à la conférence de Genève, où, multipliant les échappatoires, il n’adresse même pas la parole à un représentant du Vietminh.
Il faudra attendre le 18 juin et l’arrivée au pouvoir de Pierre Mendès France comme président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, après le renversement du cabinet Laniel, pour que la situation se décante. Résolu à mettre fin au conflit – comme le lui a d’ailleurs demandé le Parlement -, PMF s’est donné un mois pour conclure un accord. Dans la nuit du 20 au 21 juillet, soutenu par le Britannique Anthony Eden et l’Américain Bedell Smith, avec l’amicale pression du Russe Molotov et du Chinois Chou En-lai, il réussit à convaincre le Vietnamien Pham Van Dong d’accepter un partage « provisoire » du pays à hauteur du 17e parallèle, la réunification ne devait intervenir que deux ans plus tard. Comme on le sait, elle n’aura lieu qu’en 1975, Washington faisant bientôt du Vietnam un « domino » de son combat mondial contre le communisme. Il y connaîtra alors une débâcle dont la gravité n’aura rien à envier à celle de la France.
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