Abdellatif Laâbi tel qu’en lui-même
« C’est en étant à la marge qu’on est vraiment au coeur des choses », aime à dire l’écrivain marocain, qui vient de publier deux nouveaux recueils. Rencontre.
« Aux enfants qui me demandent ce qu’est un poète, je réponds que c’est un homme ou une femme qui prend son temps », explique, le sourire aux lèvres, Abdellatif Laâbi. Ce qui ne l’empêche pas d’arriver avec une belle ponctualité au rendez-vous fixé ce matin dans les jardins enchanteurs de l’hôtel Minzah, en plein coeur de Tanger.
L’écrivain marocain natif de Fès vient de publier deux recueils(*) aux éditions de La Différence et se trouve par conséquent dans « cette phase particulièrement délicate » qui suit la sortie d’un livre. Son prochain ouvrage ? Une anthologie de la poésie marocaine de l’indépendance jusqu’à nos jours (probablement chez Gallimard).
Derrière les larges verres aux fines montures argentées, l’oeil perçant vous scrute le fond de l’âme dès la première poignée de main. Moustache et cheveux poivre et sel, ce colosse littéraire est un homme menu, qui vous guide en trottant d’un pas déterminé vers les sièges qui lui semblent les plus appropriés, un peu à l’écart mais pas trop. Comme dans la vie finalement. « C’est en étant à la marge que l’on est véritablement au coeur des choses », affirme-t-il de sa voix étrangement ferme malgré sa douceur. Cet homme connaît le prix des mots et pèse chacun d’eux. En 1966, le professeur de français qu’il est alors se lance dans la dangereuse aventure de l’édition et de la contestation en fondant la revue Souffles, ce qui lui vaut d’être emprisonné de 1972 à 1980. En 1985, il pose ses valises à Paris. Dès lors, quand il parle de l’écrivain comme un « veilleur de la condition humaine », on croit en sa sincérité.
Entre deux bouffées de cigarette, il clame dans un grand éclat de rire qu’il est tombé amoureux de sa femme en prison. Ce qui est une provocation puisque de cet amour étaient déjà nés trois enfants. « Notre amour est devenu beaucoup plus fort, explique le romancier. Il s’est fondé sur d’autres raisons, sur les raisons normales qui fondent un couple. » « Ce qui est paradoxal est que la prison, faite pour déshumaniser et pour soumettre, a fonctionné dans le sens inverse, raconte l’ancien détenu. Je crois que c’était pour moi une véritable résurrection. »
Ce grand lecteur a mis à profit cette expérience pour renforcer ses convictions et apprendre plusieurs langues. « Je ne fais pas de la publicité pour ce genre d’endroit, plaisante-t-il. Mais c’est là qu’on se rend compte que l’homme peut-être un miracle d’adaptation. » Avec « le ciel humain » pour seul horizon et « la progression foudroyante de l’intelligence humaine en quelques milliers d’années » comme espérance, le combattant des mots, qui sait les « saloperies dont ont été capables les hommes à travers les siècles », veut « parier sur l’humain malgré tout ».
Ce discours qui sonne comme un appel à se retrousser les manches vaut particulièrement pour les Arabes. « Il est grand temps de sortir de la schizophrénie qui consiste à penser que son pays est le plus beau du monde tout en disant que rien de bon ne sortira jamais de nous, explique Laâbi. Il est temps de devenir majeurs et de comprendre que nous sommes normaux intellectuellement ! » Ce qui énerve particulièrement ce franc-tireur est la tendance qu’ont les anciens colonisés à se lamenter sur leur histoire récente. À trop se focaliser sur l’époque coloniale, les peuples en oublient la richesse de leur héritage spirituel et négligent leur avenir.
Concernant le Maroc, le poète se félicite du courage dont le jeune souverain a fait preuve en réformant le droit des femmes. « Un certain nombre de gestes de Mohammed VI ont montré que son coeur allait vers la modernisation du pays », se réjouit Abdellatif Laâbi, pour qui ce roi apparaît « comme un partenaire ». Loin de baisser la garde, il appelle de ses voeux, non pas la révolution, mais une « monarchie véritablement moderne et constitutionnelle ».
Le Parisien d’adoption naviguant à nouveau entre les deux rives de la Méditerranée semble autrement plus angoissé par « les périls montants de cet Occident hégémoniste et de ce Sud souffrant » que par la page blanche. Son poème « Ici la voix des Arabes libres ! » (clin d’oeil au discours prononcé par le général de Gaulle sur les ondes britanniques le 18 juin 1940) se termine ainsi : « Et demain il faudra recommencer, car le glaive reposera à nouveau sur nos têtes. »
* Les Fruits du corps (112 pp., 15 euros ) et L’Automne promet (176 pp., 18 euros), tous deux aux éditions de La Différence.
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