Un TGV fait maison

Pékin renvoie dos à dos Alstom, Siemens et Mitsubishi-Kawasaki. Et opte pour un train à grande vitesse à la chinoise.

Publié le 3 avril 2006 Lecture : 4 minutes.

Le train à grande vitesse entre Pékin et Shanghai sera de technologie chinoise ! Cette déclaration du ministre des Chemins de fer Liu Zhijun a fait trois malheureux : Patrick Kron, le PDG français d’Alstom, ainsi que ses homologues allemand de Siemens et japonais de Mitsubishi-Kawasaki, qui lorgnaient depuis plus de quinze ans un gros lot de 20 milliards d’euros. Avant qu’ils se retrouvent tous ensemble Gros-Jean comme devant, la lutte avait été chaude entre les trois concurrents.
Au cur du débat, on avait surtout vu s’opposer train magnétique allemand et TGV français. Avec le succès de ces derniers en Corée du Sud, la balance avait d’abord penché du côté d’Alstom. Mais après la réalisation par Siemens de la ligne du train magnétique entre l’aéroport de Pu Dong et la ville de Shanghai, une première mondiale, les Allemands étaient à leur tour revenus sur le devant de la scène. Tandis que les Japonais, eux, étaient conscients de leur point faible : la virulente opposition de l’opinion publique chinoise à leur égard. Aussitôt qu’une rumeur révélait que le Japon était favori, les Chinois, choqués par l’attitude du gouvernement de Junichiro Koizumi niant les crimes commis par son pays durant la Seconde Guerre mondiale, se précipitaient dans la rue pour manifester. Au début des années 2000, lorsque les internautes chinois ont acquis la conviction que le Japon obtiendrait ce contrat d’équipement ferroviaire même si leur gouvernement – et surtout, en l’occurrence, le ministère chinois des Chemins de fer – s’employait à leur « cacher la vérité », ils ont fait signer une pétition par des milliers de protestataires sur la Toile. Quant aux Japonais, ils faisaient tout, de leur côté, pour influencer les dirigeants et les hauts fonctionnaires chinois qui espéraient bénéficier ultérieurement du soutien de Tokyo, dans quelque domaine que ce soit. Autant de manuvres qui permettent notamment d’expliquer pourquoi le TGV français n’a pas été retenu par les Chinois.
Une « source » bien placée, qui participa aux négociations du côté chinois et dit avoir été partisan du TGV français, affirme toutefois que l’échec de Paris doit être imputé avant tout à ses propres erreurs. « Pendant plusieurs années, les Français n’ont même pas songé à inviter les ministres et les experts des chemins de fer chinois à venir en France pour emprunter, sentir, toucher et mieux connaître leur TGV. Ils se sont contentés de ?leur marteler qu’ils étaient détenteurs du record de vitesse ?de 515 kilomètres à l’heure et de clamer partout leurs talents d’inventeurs, par exemple concernant le bogie entre deux wagons. Pendant ce temps-là, les Japonais réussissaient, quant à eux, à convaincre les visiteurs ?chinois que leur Shinkansen national, n’ayant jamais d’accidents, était le train rapide le plus sûr au monde.
Selon cette même source, les Français n’ont donc pas su saisir les bonnes occasions de « donner le tout petit effort qui permet d’emporter la décision finale ». Elle souligne qu’au moment où les deux pays ont retrouvé des relations cordiales Alstom aurait dû faire un effort supplémentaire pour « gagner définitivement la guerre » sans trop se soucier des détails de l’accord. Faire des affaires avec la Chine, dans un monde déjà « mondialisé », n’est certes pas chose facile. Un proverbe chinois dit : « Entre l’aile de requin et la patte de l’ours, il faut savoir choisir. » Le transfert de technologie ou la conquête de marché ? Là aussi, il faut savoir choisir
Toutefois, les candidats malheureux au TGV chinois ne repartiront pas bredouilles. Ils peuvent encore espérer se partager les miettes d’un investissement global de 1 250 milliards d’euros, si le XIe plan quinquennal chinois tient sa promesse d’équiper 7 000 kilomètres de lignes dans tout le pays avant les jeux Olympiques de Pékin en 2008, ou au plus tard avant l’Exposition universelle de Shanghai en 2010. Les premiers travaux ont déjà commencé. Mais cette décision n’est pas sans représenter un risque majeur pour la Chine. En effet, celle-ci ne maîtrise pas encore totalement la technologie requise par des équipements dont la vitesse dépasse 250 kilomètres à l’heure, alors que les trains devraient circuler à plus de 300 – et jusqu’à 350 – kilomètres à l’heure entre Pékin et Shanghai. Une coopération chinoise avec les Français, les Allemands ou les Japonais, experts en la matière, ne serait donc pas de trop, surtout pour les wagons, les systèmes de freinage, de télécommunication, de signalisation et de propulsion motrice.
La stratégie dite « le marché contre la technologie », qui a été celle du gouvernement chinois lors de la signature des commandes de wagons et autres équipements avec les Allemands, les Français et les Japonais, ne va donc pas de soi : les ingénieurs chinois espéraient « importer, digérer et absorber » les technologies de leurs fournisseurs pour concevoir eux-mêmes un TGV à la chinoise qui leur permette de réaliser des économies considérables. Mais un mélange de ces différents modèles peut réserver des mauvaises surprises, à l’exemple de la douloureuse expérience de Taiwan, qui combine justement TGV français, ICE allemand et Shinkansen japonais.
Dans un monde déjà « mondialisé », il faut savoir quand, comment et sous quelles conditions le transfert de technologie peut ouvrir la voie à la conquête des marchés. Et quand ce marché est la Chine, il faut faire encore plus attention, car ce pays « en développement », mais en même temps capable d’envoyer un homme dans l’espace, est unique au monde, non seulement par l’énormité de son marché, mais aussi par son aptitude à « apprendre ». Si on transfère trop tôt la technologie, on gagne une petite partie du gâteau, et on perd le reste ; mais si on retarde trop ce transfert, on risque de tout perdre : car la Chine pourra un jour, tôt ou tard, s’appuyer sur elle-même.

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