Algérie-France : « Pour les jeunes, le discours sur “l’ennemi traditionnel” paraît usé »

À l’occasion du 60e anniversaire des accords d’Évian, la revue mensuelle « Historia » publie un sondage inédit sur la perception qu’ont les citoyens des deux pays des grands sujets qui continuent de peser sur les relations entre Paris et Alger. Entretien avec l’un des auteurs, l’historien Tramor Quemeneur.

Manifestation pro-Hirak, à Paris, le 16 février 2020. © DR

Soufiane Khabbachi. © Vincent Fournier pour JA

Publié le 24 février 2022 Lecture : 5 minutes.

C’est un dossier qui témoigne du poids de l’histoire dans les relations internationale. La période de la colonisation et la guerre d’indépendance (1954-1962) continuent d’empoisonner les relations entre Paris et Alger.

Alors que, pendant sa campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait qualifié la colonisation française de l’Algérie de « crime contre l’humanité », des malentendus et des déclarations maladroites de part et d’autre ont compliqué la tâche du président français, qui s’est promis d’ouvrir une nouvelle page entre les deux États.

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Mais qu’en est-il des citoyens et des sociétés civiles ? Sont-elles aussi marquées par l’antagonisme historique entre leurs dirigeants ? C’est la question que s’est posée la revue mensuelle Historia dans son numéro du 24 février qui porte le titre « Guerre d’Algérie – Le choc des mémoires ». Le numéro présente également un sondage inédit réalisé en France et en Algérie par l’institut Harris Interactive.

Écart générationnel

Si certains consensus émergent entre les citoyens des deux pays, d’autres thématiques font ressortir des différences persistantes, en particulier sur la perception de la colonisation et de la guerre.

Un constat à relativiser, les 18-24 ans des deux pays ayant des visions moins radicalement opposées que celles de leurs aînés. Ainsi, alors que 51 % des Français ont une bonne image de l’Algérie, ce chiffre grimpe à 67 % chez les moins de 35 ans. Même dynamique côté algérien, dont 55 % de la population affirme avoir une bonne image de la France, avec une proportion de 70 % chez les 18-24 ans.

Sur la colonisation qualifiée de « crime contre l’humanité », 94 % des Algériens partagent sans surprise l’avis d’Emmanuel Macron, contre 48 % seulement de la population hexagonale avec, là encore, une légère différence générationnelle, 58 % des jeunes Français jugeant aussi sévèrement cette période que leur président.

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Par ailleurs, près de 60 % des Algériens estiment que leur gouvernement parle de la colonisation et de la guerre d’indépendance « pour des considérations politiques » et des « raisons géopolitiques ». Ils ne sont que 6 % d’Algériens à considérer que leur gouvernement s’empare de ces questions pour « faire avancer le travail des historiens ».

Opinions peu conciliables

C’est sans doute sur la perception de l’occupation française que les citoyens des deux pays défendent les opinions les moins conciliables. Ainsi, 51 % des Français interrogés considèrent que la colonisation de l’Algérie par la France a été « une bonne chose » pour l’Algérie – un chiffre en léger recul depuis 1991. Les Algériens interrogés jugent à 96 % que la colonisation française a été une mauvaise chose pour l’Algérie.

Au sein de la jeunesse, il existe une véritable ouverture, d’un côté comme de l’autre, un vrai désir de vivre ensemble »

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Même disparité sur la question de la responsabilité des crimes commis. Alors que 86 % des Français interrogés estiment que la guerre d’Algérie a été marquée par des crimes perpétrés à la fois par des Algériens et des Français, ce chiffre ne s’élève qu’à 37 % chez les Algériens, qui jugent au contraire à 57 % que les crimes ont été uniquement commis par des Français.

Autre sujet de divergence, 89 % des Algériens sondés jugent que la population musulmane algérienne est celle qui a le plus souffert de la guerre d’indépendance, alors que les Français ont répondu de façon beaucoup plus segmentée. Si 24 % des sondés côté français partagent ce constat, ils considèrent néanmoins que ce sont les Harkis et les pieds-noirs qui en ont le plus souffert, respectivement à 39 % et 40 %.

L’historien Tramor Quemeneur, auteur de l’ouvrage La Guerre d’Algérie revisitée, qui a participé à l’élaboration du sondage, commente pour Jeune Afrique les résultats de l’étude.

Jeune Afrique : quelles conclusions globales tirez-vous des résultats de cette nouvelle étude ?

Tramor Quemeneur : Nous avons posé les mêmes questions aux Français et aux Algériens. On observe que 40 % des Français sondés sont franchement hostiles à l’Algérie, et 30 % des Algériens à la France. Il y a deux nationalismes qui exercent un effet miroir.

Cependant, au sein de la jeunesse, il existe une véritable ouverture, d’un côté comme de l’autre, ainsi qu’un vrai désir de vivre ensemble.

Sans surprise, la question de l’indépendance est perçue à l’unanimité par les Algériens comme une immense source de fierté.

Que pensez-vous des démarches entreprises par Emmanuel Macron pour apaiser les tensions sur les questions mémorielles, et de leur réception par les autorités algériennes ?

Bien qu’il faille faire attention aux manipulations mémorielles de part et d’autre, les lignes ont beaucoup bougé avec le rapport de Benjamin Stora et les différentes actions menées par la France.

Du côté des officiels algériens, on est toujours sur un discours assez schématique, binaire, presque dialectique, qui assigne aux Français le rôle des « méchants » et aux Algériens celui des « gentils » afin d’entretenir une atmosphère nationaliste. L’évolution de la France perturbe d’ailleurs cette « stratégie » algérienne. Mais de manière générale, le dialogue reprend peu à peu.

Le discours sur « l’ennemi traditionnel » porte toujours auprès des 45-55 ans

Chez les Français, il y a une volonté d’avoir un discours plus global, qui prenne en compte toutes les parties, à la fois les Algériens, mais aussi les Harkis, par exemple.

Selon vous, le discours du gouvernement algérien a-t-il encore un avenir ?

Ce discours sur « l’ennemi traditionnel » porte toujours auprès des personnes de la tranche d’âge 45-55 ans, qui n’ont pas connu directement la guerre, mais qui ont grandi dans un climat de post-indépendance fortement imprégné de nationalisme. Chez les jeunes, qui observent les difficultés auxquelles est confronté le pays, ces propos sont usés et ce discours prend moins.

Enfin et paradoxalement, chez les plus âgés, qui ont vécu les événements, la radicalité est moins prononcée. Cela peut s’expliquer par une prise de recul liée à une vision plus complexe d’une situation qu’ils ont connue et qu’ils sont en mesure d’appréhender dans sa globalité.

En France, tout un pan de la classe politique qui dénonce les « repentances » d’Emmanuel Macron le fait probablement en partie pour des motifs électoraux. Car c’est chez les plus âgés que les positions les plus conservatrices à l’égard de l’Algérie persistent. Or ce sont ceux qui votent le plus. Cette situation est donc potentiellement amenée à évoluer.

J’ajoute que la crise entre l’Ukraine et la Russie aura des conséquences sur la relation entre la France et l’Algérie, car la première aura davantage besoin à l’avenir du gaz de la seconde.

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