Le cas Latif Coulibaly

En publiant Affaire Me Sèye, le journaliste a ravivé les tensions entre la presse et le pouvoir. Et secoué le landerneau politique à un an de la présidentielle.

Publié le 3 avril 2006 Lecture : 8 minutes.

Abdou Latif Coulibaly occupe une place à part dans le paysage médiatique sénégalais. Provocateur, iconoclaste, courageux aussi, c’est une des figures emblématiques du groupe de presse privé Sud Communication, auquel il collabore depuis vingt ans. « Latif », comme l’appellent ses compatriotes sénégalais, s’est fait connaître dans les années 1990 grâce à ses talents de polémiste, en animant des émissions de radio, avant de se découvrir une vocation d’écrivain et de publier, en novembre 1999 aux éditions L’Harmattan, Le Sénégal à l’épreuve de la démocratie, un ouvrage dans lequel il retraçait « cinquante ans de luttes et de complots au sein de l’élite socialiste ». Un livre osé à trois mois du premier tour de la présidentielle, qui lui a valu un joli succès d’estime – un millier d’exemplaires vendus – et la rancune tenace de certains hiérarques du PS.
Il récidive en juillet 2003, en signant cette fois un réquisitoire contre la gestion du président Abdoulaye Wade, Wade, un opposant au pouvoir. L’alternance piégée ? L’ouvrage, publié à Dakar aux éditions Sentinelle, dépeint le chef de l’État sous les traits d’un mégalomane dirigeant un pays à la dérive et livre les secrets de la très coûteuse opération de rénovation de l’avion présidentiel, La Pointe de Sangomar. Le scandale, retentissant, écorne l’image de la nouvelle équipe. L’opposition s’empare de l’affaire, et obtient la création d’une commission d’enquête parlementaire. La méfiance s’installe dans le camp du pouvoir, et le Premier ministre Idrissa Seck, soupçonné d’avoir informé l’auteur et d’être à l’origine des révélations, est limogé en avril 2004.
Mais c’est avec la sortie en décembre 2005, à Paris, toujours à L’Harmattan, de L’Affaire Me Sèye, un meurtre sur commande, et dont près d’une dizaine de milliers d’exemplaires ont été écoulés, que Latif a réussi son plus beau « coup » éditorial. Bien qu’ignoré par la presse française, qui n’en a pratiquement pas fait écho, le livre se vend comme des petits pains en librairie. « Nous aurions pu en vendre 10 000 exemplaires rien qu’à Dakar », expliquent Denis Pryen, l’éditeur, et Babacar Sall, le directeur de la collection « Sociétés africaines & diaspora ». Mais après la première livraison – un petit millier -, le livre fait l’objet d’une « interdiction informelle », les commandes suivantes étant saisies par la douane, et les exemplaires retrouvés dans les bagages des voyageurs confisqués. Évidemment, la prohibition aiguisant la curiosité du public, l’ouvrage, largement photocopié, circule sous le manteau.
Son contenu est explosif. Latif soutient, en effet, que le commanditaire du crime du juge Babacar Sèye, vice-président du Conseil constitutionnel, perpétré le 15 mai 1993 (soit vingt-quatre heures après la proclamation des résultats des législatives), n’est autre qu’Abdoulaye Wade, à l’époque opposant numéro un au régime socialiste du président Abdou Diouf. Wade et ses lieutenants, qui avaient été fortement soupçonnés, dès le soir de l’attentat, avaient été relaxés en mai 1994 pour « charges insuffisantes ». Trois marginaux endoctrinés, membres du service d’ordre du Parti démocratique sénégalais (PDS), ont été reconnus coupables du meurtre, et c’est sur les confessions de Pape Ibrahima Diakhaté, l’un d’entre eux, que Latif s’appuie principalement.
En février 2002, les trois assassins, ont bénéficié d’une grâce de Wade, élu président en mars 2000. Les faits pour lesquels ils avaient été condamnés ont été « effacés » de la mémoire judiciaire le 7 janvier 2005 par la loi Ezan. « Il y a eu amnistie et la procédure ne sera pas rouverte, explique Latif. Mon travail a simplement valeur de témoignage. Il permettra, j’espère, aux citoyens d’éclairer leur jugement, et servira peut-être aux historiens qui s’intéresseront à cette période. Car je pense que les jeunes démocraties africaines ne pourront pas se consolider si elles ne sont pas assises sur la vérité et la transparence. »
Wolof originaire du Siné-Saloum, cadet d’une famille de sept enfants, Latif, né en 1956, a bifurqué vers le journalisme après une maîtrise en droit public, option relations internationales, décrochée en 1981 à la faculté de Dakar, et après avoir été tenté par une carrière diplomatique. « Ma famille et mes amis me voyaient déjà entrer au barreau ou dans la magistrature, comme mon frère aîné Cheikh Tidiane1. Mais j’ai fait un choix que je ne regrette pas, en passant le concours de l’école de journalisme. La radio, qui me fascinait enfant et adolescent, est à l’origine de ma vocation. » Stagiaire et pigiste dans différents supports au cours de ses années de formation, il est remarqué par Babacar Touré, qui l’invite à rejoindre le groupe privé Sud Communication au moment de la fondation de celui-ci, en 1985. Puis, ayant décroché une bourse du gouvernement canadien, il part pour Montréal faire un doctorat en sciences de l’information et de la communication. C’est en 1987, pendant le sommet de la Francophonie de Québec, qu’il réalise son premier scoop : une interview de l’ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor. L’interview fait la une du tout premier numéro de Sud Hebdo. « Ça reste un de mes souvenirs les plus forts. L’entretien publié n’a porté que sur la Francophonie, mais, off, le poète-président a accepté longuement de parler politique. Je l’ai écouté religieusement. Je me suis servi de mes notes bien plus tard, pour la rédaction de mon premier livre. »
Il rentre au pays en 1991, après sa thèse, et entame une carrière d’enseignant, en parallèle de ses activités journalistiques, comme assistant au Cesti de Dakar, le Centre d’études des sciences et techniques de l’information. Changement de cap en 1996 : il quitte le Cesti, et prend la direction de l’Issic, l’Institut supérieur des sciences de l’information et de la communication, nouvellement créé par le groupe Sud. Directeur de l’antenne de Sud FM en 2000, une des radios les plus écoutées du pays, Latif a animé, pendant des années, chaque samedi, une émission en wolof sur les affaires publiques. « Depuis la sortie de L’Alternance piégée, il est LE journaliste qui dérange, et il vient d’aggraver son cas avec L’Affaire Me Sèye », explique un diplomate sénégalais qui a tâté du journalisme dans une autre vie.
Et d’ajouter : « Comme François Mitterrand en son temps, Wade est un excellent filon journalistique. Latif a applaudi à l’annonce de l’alternance, il n’avait pas d’a priori anti-Wade. Je crois qu’il a conservé une espèce d’idéalisme un peu naïf. Il en voulait à Diouf d’avoir avili les murs publiques en banalisant la transhumance politique. Il pensait que l’alternance sauverait le Sénégal. Il a déchanté : il voit les faits qu’il dénonçait en 1999, sous les socialistes, se reproduire, peut-être à plus grande échelle. À cela s’ajoute le sentiment d’avoir été floué. Car jusqu’au jour ou Pape Ibrahima Diakhaté a franchi le seuil de son bureau pour vider son sac, Latif a cru mordicus à la thèse de Wade dans cette affaire, celle du complot et de la cabale politique. Il l’avait écrit dans L’Alternance piégée, et le regrette aujourd’hui »
Latif aime mettre le doigt là où ça fait mal. Et n’a pas peur d’appuyer fort. L’homme ne manque pas de panache. On connaît peu de pays en Afrique où un journaliste, aussi célèbre et respecté soit-il, oserait mettre directement et nommément en cause un chef d’État, sa femme et sa progéniture. Courage ou inconscience ? Ses proches et amis, qui ne se sont jamais éloignés de lui, sont hantés par le syndrome Norbert Zongo2. Pressions et intimidations n’ont pas manqué. Des membres de la garde rapprochée du président Wade n’ont pas hésité à dire qu’il fallait « briser la plume satanique de Latif ». Alertés de la sortie prochaine de l’ouvrage, les policiers de la DIC, la Direction des investigations criminelles, l’ont convoqué pour un interrogatoire d’une dizaine d’heures, le 1er août 2005. Pour le questionner – courtoisement, précise-t-il – sur ses liens avec l’ancien Premier ministre Idrissa Seck…
Sensationnalistes, parfois racoleuses, ses enquêtes souffrent ici ou là d’approximations. Mais Latif est manifestement bien informé, et s’entoure d’infinies précautions dans son travail, pour ne pas mettre ses sources en danger. Le parfum de mystère qui entoure la ou les « gorges profondes » du journaliste sont au cur de toutes les spéculations. Ses détracteurs, au premier rang desquels figure Madické Niang, l’actuel ministre des Mines et de l’Énergie (et ancien avocat de Wade), auteur de deux livres en réponse à ceux de Latif, l’accusent de faire du « journalisme sur commande ». Des critiques qu’il balaye d’un revers de la main. « Il y a – et c’est heureux – des gens qui m’informent. Ils doivent avoir leurs raisons, mais ce n’est pas mon problème. Si on craint d’être manipulé à chaque fois que quelqu’un vient vous faire des révélations, autant arrêter tout de suite le journalisme. J’ai moins peur d’être manipulé que de manipuler moi-même les faits, en les présentant de façon biaisée, ou en péchant par légèreté, en ne recoupant pas assez. »
La rétractation publique de Pape Ibrahima Diakhaté, dont le témoignage constitue l’épine dorsale de L’affaire Me Sèye, et qui a expliqué avoir menti à Latif et lui avoir raconté « l’histoire qu’il aurait aimé entendre », n’a pas ébranlé le journaliste dans ses certitudes. « Il a subi de fortes pressions. Mais il est revenu me voir pour me raconter comment on l’avait obligé à se dédire. Je l’ai filmé, j’ai montré ces films à mes avocats, et je les ai mis en lieu sûr. Au cas où De toute façon, son témoignage est parfaitement crédible, et j’ai tout recoupé avec les rapports de police et d’autres documents en ma possession. Je suis serein. ».
La sortie de L’Affaire Me Sèye a placé les autorités sénégalaises face à un dilemme. Le président Wade, directement visé, a déclaré qu’il s’abstiendrait de tout commentaire. « Ce livre est un tissu de mensonges, explique un de ses conseillers. Nous avons préféré ne pas y répondre, au risque de laisser le doute s’installer dans l’esprit de certains, qui ont pu croire que ce silence trahissait notre embarras. Mais si nous avions contre-attaqué, cela aurait alimenté la polémique, et focalisé l’attention autour de cette histoire, comme en 2003, avec L’Alternance piégée. Cela aurait été trop de publicité pour Latif Coulibaly, qui rêve de passer pour un martyr, mais qui, à ma connaissance, n’a jamais été inquiété et est parfaitement libre de ses mouvements. Son livre est un non-événement, le président Wade est au-dessus de cela, il l’a traité par le mépris. Il a eu raison : aujourd’hui, plus personne n’en parle. »
Début mars 2006, le pouvoir et le groupe Sud Communication donnaient l’impression d’avoir enterré la hache de guerre. Les Sénégalais ont pu voir à la télévision les images de Babacar Touré sortant de chez Abdoulaye Wade. Les deux hommes, qui se connaissent de longue date, se sont-ils entendus sur le dos de Latif, comme le suggèrent d’insistantes rumeurs à Dakar ? Chacun, dans cette histoire, joue son propre jeu. Seule certitude : l’affaire Latif Coulibaly est venue écrire un chapitre supplémentaire dans le roman-fleuve des rapports sulfureux entre la presse et le pouvoir.

1. Magistrat, Cheikh Tidiane Coulibaly était un des trois juges de la chambre d’accusation de Dakar qui ont prononcé, en mai 1994, la relaxe d’Abdoulaye Wade dans l’assassinat de Me Sèye.
2. Journaliste burkinabè assassiné en 1998. Il s’était intéressé d’un peu trop près à une affaire impliquant le frère cadet du président Blaise Compaoré.

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