La mort du parrain

Règlement de comptes ? Avertissement ? Guerre des clans dans l’île de Beauté ? Sans doute ne saura-t-on jamais qui a tué Robert Feliciaggi, l’empereur corse des jeux africains, ni pourquoi. Mais la disparition de cet homme prospère au croisement de la

Publié le 3 avril 2006 Lecture : 6 minutes.

« Robert mon ami, Robert mon frère. Tu aurais pu, tu aurais dû choisir de vivre en terre africaine, là où tu es né, là où la vie humaine est sacrée, là où on craint Dieu et là où on ne peut pas impunément défaire ce qu’Il a fait. » Ainsi parle Aimé-Emmanuel Yoka, ministre d’État, directeur de cabinet du président congolais Denis Sassou Nguesso en ce lundi 13 mars devant la porte de l’église de Pila-Canale, petit village de la vallée du Taravo, au sud d’Ajaccio. Autour de lui, face au cercueil de Robert Feliciaggi recouvert des drapeaux français, corse et congolais, deux mille personnes, un évêque, un préfet de région et celui qu’un récent rapport parlementaire présentait comme le dernier « parrain » de l’île, Jean-Jé Colonna, se pressent sous un pale soleil d’hiver dans le décor minéral du maquis. Politicien au long cours blanchi sous le harnais des servitudes congolaises, le très cassant et très autoritaire Aimé-Emmanuel Yoka, juriste habituellement peu enclin aux sentiments, laisse couler une larme. Robert, « Bob l’Africain », était un pote depuis vingt-cinq ans. Le vendredi 10 mars, jour de son assassinat, ils avaient déjeuné ensemble d’un couscous à Paris. Et Robert, comme d’habitude, la lippe gourmande entre deux bouffées de cigare, la chemise ouverte sur une chaîne en or, avait exigé de payer l’addition.
Robert Feliciaggi est donc mort à 64 ans, le 10 mars, aux environs de 23 heures, sur le parking de l’aéroport d’Ajaccio, alors qu’il venait de ranger sa valise dans le coffre de sa BMW noire. Un tueur masqué, surgi d’on ne sait où, lui a logé trois balles de calibre 38 spécial dans la tête avant de se fondre dans la nuit, à pied, sans se presser. Du travail de professionnel à propos duquel la police avoue être totalement « dans le bleu ». Règlement de comptes ? Avertissement ? Guerre des clans entre Bastiais et Ajacciens, Nordistes et Sudistes de l’île de Beauté ? Peut-être, sans doute, ne saura-t-on jamais qui a liquidé l’empereur des jeux africains, ni pourquoi. Si Robert Feliciaggi était assurément un homme riche, un homme de réseaux, de services rendus et d’ambitions avouées – il rêvait d’être député ou sénateur -, il n’était pas un voyou ni un mafieux. Tout juste un de ces fils de la Corse du Sud, traditionnellement tournée vers l’aventure, la fortune, la flibuste, le risque et l’outre-mer. L’Amérique latine, pour certains. L’Afrique, surtout.
Les Corses, chacun le sait, ont été le fer de lance de la colonisation administrative française. D’Alger à Brazzaville et de Dakar à Djibouti, l’île a exporté ses fonctionnaires, flics ou gouverneurs, puisqu’elle n’avait à vrai dire rien d’autre à vendre. C’est ainsi que Robert est né en Afrique, le 15 mai 1942. Non pas à Pointe-Noire, port et deuxième ville du Congo où son père était receveur des Postes et sa mère directrice d’école, mais au Cap, en Afrique du Sud, où la famille s’était brièvement mise à l’abri d’une épidémie de choléra qui ravageait alors le Kouilou. Un moment scolarisé au lycée Fesch d’Ajaccio, Robert revient bien vite au Congo, où il gère, avec son frère aîné Charles, un hôtel ponténégrin : le Sole Mare. De « bâtisseurs d’empire », les Corses d’Afrique se muent très rapidement en rentiers avisés de la décolonisation, et les frères Feliciaggi, forts de leurs relations dans l’entourage des nouveaux dirigeants, entament leur irrésistible ascension. Lorsque Denis Sassou Nguesso accède au pouvoir en 1979, les Feliciaggi ont en gestion l’« Olympic », principal hôtel de Brazzaville, et sont présents dans la pêche et l’import-export. Deux ans plus tard, leur business explose avec l’ouverture des premières salles de jeux, les Fortune’s Clubs, dont l’enseigne est une corne d’abondance. Très vite, les machines à sous et les casinos de Charles et Robert essaiment à travers l’Afrique centrale, au Tchad, au Cameroun, en Centrafrique, au Gabon, avant de gagner l’Afrique de l’Ouest. Charles préférant se spécialiser sur l’Angola, où il a ses entrées dans l’entourage du président Dos Santos, Robert s’associe alors avec un autre Corse, Michel Tomi. À deux, ils vont décrocher le jackpot : les paris hippiques.
Après s’être un moment essayé à la gestion des loteries nationales – et y avoir perdu beaucoup d’argent -, le couple Tomi-Feliciaggi a l’idée toute simple, mais éminemment lucrative, de faire parier les Africains sur les courses de chevaux françaises. L’aventure commence en 1990 par le Sénégal avant de devenir une success story quasi continentale. Dix ans plus tard, les PMU de Bob et de son associé Michel sont présents sous des appellations diverses dans une quinzaine de pays d’Afrique, emploient quatre mille personnes et génèrent des bénéfices qui se chiffrent en milliards de francs CFA. Dans sa villa de Brazzaville, où il vit une partie de l’année, Robert Feliciaggi est un homme respecté et incontournable. Aucune affaire ne se fait sans son intervention et, de l’ambassadeur de France au ministre de la Coopération, en passant par François Mitterrand lui-même, tout visiteur de marque est son hôte. Une importance qui ne peut que chatouiller l’ambition de ce petit homme rond, qui aurait pu jouer dans un film de Francis Ford Coppola.
La politique vient à Robert Feliciaggi sous les traits d’un frère habile à réveiller la corsitude qui sommeille en lui : Charles Pasqua. Les années pendant lesquelles l’ancien VRP en anisette officie, place Beauvau, comme ministre de l’Intérieur (de 1986 à 1988, puis de 1993 à 1995), coïncident avec celles où Bob l’Africain devient un véritable nabab. L’argent gagné en Afrique est investi dans les casinos français, et Robert Feliciaggi, en quête de respectabilité, accède en 1994 à la tête de la mairie du village familial de Pila-Canale. Même si l’intéressé les a toujours qualifiés de mythes, les réseaux Pasqua en Afrique sont alors une réalité, au croisement de la politique et des affaires. À Paris, Yaoundé, Libreville ou Brazzaville, les correspondants corses de Robert Feliciaggi ont pour noms Daniel Leandri et Jean-Charles Marchiani, missi dominici attitrés de Charles Pasqua, mais aussi Toussaint Luciani, Noël Pantalucci, Jean-Pierre Tosi, Jacques Paoletti, Jean-Paul Lufranchi et les frères Tasso, tous dévoués au ministre d’État et tous familiers des bandits manchots. Même la nouvelle génération s’y met : Jean-Jérôme, le fils de Robert et Marthe Mondoloni, la fille de Michel Tomi, prospèrent dans l’univers du jeu africain. Souvent, on se croise et on s’embrasse dans les locaux discrets de la Fiba, la banque attitrée du groupe Elf, sur laquelle veille un autre corse, André Tarallo – lequel, à l’instar de Pierre Falcone et d’Alfred Sirven, est un ami de Robert Feliciaggi.
Rien d’illogique donc, tout au contraire, à ce que Bob soutienne sans réserve la liste Pasqua aux élections européennes de 1999. Lui-même conseiller régional de Corse depuis l’année précédente, il a décidé de faire un retour au pays, où il se voit un destin insulaire. Sa fortune est faite, son yacht bien ancré dans le port d’Ajaccio, et les jeunes à qui il procure des emplois l’admirent. « L’Africain » revient avec ses millions au moment, où, sur le continent, l’empire corse se délite peu à peu. Libanais, Turcs, Franco-Syriens, Sud-Africains, Israéliens des concurrents féroces apparaissent au début des années 2000 dans le monde impitoyable des jeux, usant de méthodes parfois expéditives contre lesquelles les Corses, privés de l’ombre protectrice de Charles Pasqua, ne peuvent rien. Brièvement gardé à vue et mis en examen en 2002 dans l’affaire dite du Casino d’Annemasse, Robert Feliciaggi sent bien que l’époque glorieuse est révolue. Il conserve quelques affaires au Congo mais se consacre de plus en plus à son île natale, une réorientation qui gênait certains et qui, vraisemblablement, lui a été fatale.
Avec la disparition de Bob l’Africain, une page se tourne, donc, définitivement. Le lent retrait de la France du continent s’est accompagné du dépérissement de ses réseaux d’influence, lesquels n’ont pas su à temps se transformer en lobbies à l’anglo-saxonne. Sans cette trame politico-affairiste logée au cur de l’État, qui lui permit d’imposer son business à des dirigeants africains, consentants certes et souvent rétribués, mais aussi intimidés par la puissance et la capacité de nuisance des appuis dont il se prévalait, jamais Robert Feliciaggi n’aurait pu ainsi prospérer. Lui et ses frères ne pouvaient réussir que sur les marchés captifs des néocolonies, où les tontons corses vendaient aux clients du rêve à crédit. Une époque désormais révolue. À Pila-Canale, ce lundi 13 mars, c’est cette « vision » à la fois paternaliste et affairiste des relations franco-africaines que Robert Feliciaggi a emportée dans sa tombe.

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