Amir Peretz

Dans un pays où la population semble plus que jamais lasse des compromissions de toute nature, le chef du Parti travailliste israélien a choisi de rester fidèle à lui-même. Une stratégie payante.

Publié le 3 avril 2006 Lecture : 6 minutes.

Imaginez que vous soyez un socialiste français et que, pour gagner les élections, vous ayez comme tête de liste un juif antillais objecteur de conscience qui passe assez mal à la télévision, secrétaire général de la CGT – tendance dure – après avoir exercé comme seule profession celle d’apiculteur dans un village corse, proposant de faire bénéficier du RMI les islamistes radicaux qui menacent de mettre les banlieues à feu et à sang Vous suffirait-il, pour lui accorder votre confiance, de savoir qu’il a taillé l’épaisse moustache qui le faisait ressembler à Staline afin de permettre à un auditoire de sourds-muets de lire plus facilement sur ses lèvres ?
Il va de soi que seul ce dernier trait – outre le judaïsme du personnage – s’applique réellement à Amir Peretz, leader du Parti travailliste israélien depuis qu’il en a chassé, en novembre 2005 et « à la régulière », l’octogénaire Shimon Pérès, père tutélaire de la gauche israélienne, devenu le faire-valoir du gouvernement d’Ariel Sharon. Mais, en donnant aux socialistes d’Avoda, avec le score plus que satisfaisant de vingt sièges à la Knesset, la clé de la future coalition gouvernementale, Peretz n’en vient pas moins de créer la surprise en prouvant que ses handicaps personnels, complaisamment décrits par ses rivaux, n’avaient pas pour autant fait obstacle au parcours victorieux de sa formation. Le syndrome « ils ne voteront pas pour toi », qu’on a si souvent brandi devant Peretz pour le décourager, vient, une fois de plus, de faire flop. Comment le représentant du « second Israël », comme on qualifiait autrefois la population des juifs orientaux, laissés-pour-compte de l’establishment ashkénaze d’origine européenne, a-t-il pu se hisser au premier rang de la société politique israélienne ?
La méthode d’Amir Peretz est simple : dans un pays où la population semble plus que jamais lasse des compromissions et des politicailleries de toute nature, il a choisi de rester fidèle à lui-même et à ses convictions, quoi qu’il puisse lui en coûter ou lui rapporter !
Né en 1952 à Boujaâd, dans l’Atlas marocain, le petit Armand – son prénom d’alors – est arrivé en Israël à 4 ans, alors que les blindés de Tsahal se ruaient vers le canal de Suez. À l’époque, la ville de Sderot – qui bénéficia par la suite d’un embryon de notoriété grâce à quelques missiles tirés depuis la bande de Gaza – n’était encore qu’un camp de transit pour immigrés perdu dans le désert du Néguev. C’est là que Peretz a grandi dans un modeste foyer ouvrier, là qu’il a fait son devoir militaire, sans plus, comme magasinier d’une unité de parachutistes, avant d’être grièvement blessé lors d’un entraînement – son unique fait d’armes ! – pour avoir glissé malencontreusement sous les chenilles d’un char sans y avoir été poussé par quiconque. Il saura vaincre son infirmité – on le croit pendant plusieurs mois condamné au fauteuil roulant – grâce à une force de caractère impressionnante et à la tendresse d’Ahlama, la future mère de ses quatre enfants, avec qui il va faire pousser de l’ail et des roses dans un moshav (village coopératif) de la région avant de lui donner sa bénédiction pour un projet d’atelier monté en joint-venture avec des Bédouins.
Outre sa détermination, il est un autre élément qui singularise le jeune Amir : bien qu’il n’ait jamais dissimulé son appartenance à la communauté séfarade d’Afrique du Nord, il n’adopte pas pour autant le comportement de ses cousins. Ainsi, il refuse de se ranger comme la majorité d’entre eux aux côtés du Likoud et de se payer sur les Palestiniens des discriminations et des brimades dont ces « pue-la-sueur », dont il fait partie, sont eux-mêmes victimes de la part de « l’élite » de Tel-Aviv. Il prêche la fraternité contre l’engrenage de la haine. Bien que sa mère ait échappé de justesse à un attentat, il refuse qu’on lui désigne son adversaire. Il veut « enterrer les démons de l’ethnicisme et du nationalisme » qui taraudent son pays. Un point sur lequel il ne variera pas d’un iota durant des décennies : « On nous sépare les uns des autres, les Arabes des Juifs, les Russes des Marocains et des ashkénazes, et, nous, nous posons la question : pourquoi la révolution sociale n’arrive-t-elle pas ? »
En 1983, les travaillistes, trop heureux de compter parmi eux une nouvelle recrue de cette trempe, lui ouvrent la route de la mairie de Sderot. Stupéfaits, ses compatriotes entendent « le Marocain » réclamer l’évacuation totale et immédiate de Gaza vingt ans avant qu’elle ne soit mise à l’ordre du jour. Il suscite des réactions hystériques de la part des colons en exigeant que les sommes dépensées pour les nouvelles implantations israéliennes soient mises à la disposition des villes de développement, voire des Palestiniens du territoire occupé. Peretz reste de marbre sous les attaques, promenant son blouson de daim élimé jusque dans les fiefs de l’extrême droite.
Contre toute attente, cinq ans plus tard, en 1988, il est à la Knesset. Pour y défendre les plus défavorisés et aussi pour tenter de régénérer ce qui reste du Parti travailliste, avec un groupe de jeunes trublions prometteurs : Avraham Burg, qui prendra ensuite la tête de l’Organisation sioniste mondiale et la présidence de l’Assemblée ; Haïm Ramon, le futur complice d’Amir à la Histadrout, la toute-puissante centrale syndicale ; et Yossi Beilin, qu’il retrouvera plus tard dans leur commune campagne pour l’accord de Genève.
Mais Peretz n’est pas à son aise dans les effets de tribune, pas plus que dans les batailles d’amendements et les accords d’antichambre. L’épisode de la création d’un petit parti de gauche (« Un seul peuple »), qui rejoindra en 2001 le giron d’Avoda, n’y changera rien. Il brûle de retrouver son terrain de prédilection, celui des luttes sociales, et leur principal levier : l’action syndicale. Sur un coup de poker qui laisse une fois de plus ses opposants pantois, Peretz se hisse, en 1995, à la tête de la Confédération syndicale israélienne et inaugure sa présence en signant un accord de coopération avec la Fédération syndicale palestinienne. En 2004, de plus en plus libre d’allure, il ira jusqu’à paralyser le pays en déclenchant une grève générale pour dénoncer l’ultralibéralisme de Netanyahou, alors ministre des Finances dans le gouvernement Sharon.
Les observateurs ont coutume de pointer une anomalie propre à la vie politique israélienne : là-bas, on se classe à droite ou à gauche de l’échiquier politique non pas tant en fonction des positions que l’on prend sur le problème de l’impôt, de la justice sociale ou des nationalisations, que de celles ayant trait à l’État palestinien et à un accord de paix. D’où des croisements défiant toute analyse, où les couches les plus modestes soutiennent parfois la droite prédatrice. Amir Peretz a, lui, le mérite de simplifier le tableau : il est de gauche sur le plan social – la hausse substantielle du salaire minimum et des pensions de retraite figure au programme des travaillistes, ainsi que des procédures contraignantes de réduction des inégalités – et de gauche, aussi, dans son exigence d’un démantèlement immédiat des implantations illégales (construites en l’absence d’un accord formel du gouvernement), de l’arrêt de la colonisation en Cisjordanie, de sa « préférence » pour une poursuite des négociations avec les Palestiniens ou encore de sa volonté d’intégrer les Arabes israéliens dans la vie administrative nationale et jusque dans le gouvernement. Peretz a toujours affirmé que le problème d’Israël n’était pas celui du tracé de ses frontières, mais le principe même de l’occupation, un fardeau moral, sécuritaire et économique qui crée inéluctablement violences et corruption.
Bref, on reconnaît sans peine, dans l’auteur du programme 2006 des travaillistes, tant le membre fondateur de la principale organisation israélienne des droits de l’homme B’tselem que le militant de la première heure du mouvement Shalom Arshav (« La Paix maintenant ») ou le signataire, en 2002, de l’accord de Genève. Amir Peretz, qui veille cependant à ne pas être taxé de naïveté par trop d’angélisme, se définit volontiers lui-même comme « un pacifiste à poigne » qui refusera le retour des réfugiés et se bornera à quelques retouches dans le tracé du « Mur ». Devant les « modérés du monde arabe » (« son » roi Mohammed VI, le souverain Abdallah de Jordanie, Hosni Moubarak), ainsi que devant le président palestinien Mahmoud Abbas, il a précisé sa doctrine : « Nous ne sommes pas en guerre contre le monde musulman. Nous ne sommes pas en guerre contre le monde arabe, ni en guerre contre le peuple palestinien. Pour nous, il y a une bataille contre les organisations terroristes. » Ce tardif rappel d’une préoccupation, ô combien partagée par les Israéliens, suffira-t-il à faire gagner à Peretz, le champion des petites gens devenu à l’évidence ministrable, ses galons de futur Premier ?

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