A l’origine était le fleuve

Dans son dernier documentaire, le cinéaste Thierry Michel nous invite à remonter le Congo. Voyage « au-delà des ténèbres » à travers l’histoire d’un pays meurtri par la guerre, mais qui reprend espoir.

Publié le 4 avril 2006 Lecture : 11 minutes.

« Je ne savais pas que mon pays était si grand, si beau », s’exclame Jean-Marie. « Mon peuple est abandonné, chacun le long du fleuve ne peut compter que sur lui-même », commente tristement de son côté Janine. Ces réactions apparemment opposées, de deux Congolais, qui ont pu assister il y a quelques semaines à Kinshasa à une avant-première du dernier film de Thierry Michel, résument bien le double sentiment que ressentira tout spectateur de Congo River, au-delà des ténèbres.
Dans ce long-métrage, qui sort actuellement dans de nombreux pays, le cinéaste belge Thierry Michel montre le double visage que présente le fleuve Congo quand on le remonte de l’embouchure à la source. D’une part, c’est un cours d’eau immense et surpuissant, qui symbolise – jusqu’à lui avoir donné son nom – un pays doté de paysages magnifiques et de richesses naturelles apparemment inépuisables, une sorte de fleuve-continent entouré d’une végétation indomptable et de populations qui s’emploient à prouver que les forces de la vie peuvent toujours l’emporter. D’autre part, hélas ! le Congo est aussi le principal axe de pénétration d’un grand pays si souvent à la dérive, le témoin de si nombreuses tragédies tant à l’ère coloniale qu’après l’indépendance, et jusqu’à aujourd’hui même où règne, depuis quelques mois, une paix fragile.
L’entreprise cinématographique dans laquelle s’est lancé en 2004 Thierry Michel pouvait sembler quelque peu aventureuse, voire téméraire. Comme le souligne le titre de son film, qui fait référence au célèbre ouvrage de Conrad (Au cur des ténèbres), et ses premières images, un extrait d’un long-métrage des années 1930 sur Stanley et Livingstone, il s’agissait en effet d’une démarche de pionnier, sinon d’explorateur. Un tel projet, pour le moins ambitieux, de remontée intégrale des 4 371 km du fleuve sous l’il de la caméra n’avait encore jamais été réalisé. Les difficultés du parcours sont d’abord « physiques » – sept mois de périple vers l’intérieur du continent, 1 700 km sur une barge surpeuplée, des rapides à franchir, de longs parcours terrestres dans la forêt, etc. -, mais pas seulement. Aux nombreuses tracasseries administratives qu’il a fallu surmonter se sont enfin ajoutés les délicates négociations avec les hommes qui faisaient figure d’autorité dans des régions encore aux mains de « rebelles », l’abord de populations traumatisées par les récents combats et leurs dégâts collatéraux (morts, viols, etc.), la confrontation avec un pays dévasté, où tous les services publics et toutes les institutions ont presque disparu ou sont à l’abandon. De quoi effrayer le commun des documentaristes même si, partout, on entend aussi la note d’espoir que véhiculent l’apaisement récent des tensions et la « réunification nationale » en bonne voie. Et si on constate des débuts de reconstruction – comme celle, emblématique, d’une ligne de chemin de fer le long d’une portion non navigable du fleuve – qui permettent de songer à nouveau à l’avenir.
Le tournage a été rendu encore plus difficile par un choix initial intrépide : filmer en haute définition, autrement dit à rebours de la mode du numérique léger, avec un matériel lourd et délicat à transporter, peu discret de surcroît. Ce que l’esthétique et l’hommage au fleuve y ont gagné s’est payé évidemment en difficultés supplémentaires. Mais Thierry Michel n’entendait pas céder sur l’ampleur de son projet. Il pouvait se le permettre à la fois parce qu’il est depuis le début des années 1990 un documentariste reconnu et respecté et parce que ses producteurs savaient pouvoir lui faire confiance en tant que « spécialiste » du Congo.
Homme d’images depuis toujours, mais se voulant aussi homme d’action, le cinéaste belge de 53 ans, originaire – un hasard qui fait bien les choses ? – d’une région minière surnommée « le pays noir », a toujours privilégié les sujets politiques et sociaux et vite donné une dimension internationale à ses centres d’intérêt. Après avoir travaillé comme reporter pour la télévision, il a un temps réalisé en alternance pour le petit comme pour le grand écran uvres de fiction (notamment Issue de secours, un long-métrage tourné au Maroc en 1987) et documentaires avant de choisir de privilégier la confrontation avec le « réel ». Bien qu’ayant réalisé des films marquants dans d’autres régions, notamment en Somalie (L’Humanitaire s’en va-t-en guerre, 1994) ou très récemment dans l’Iran des ayatollahs (Sous le voile des apparences, 2003), il s’est surtout fait connaître par une série de trois longs-métrages sur ce qui était encore le Zaïre. Il décrit en 1990 la situation politique tragique du pays dans Le Cycle du serpent, croque en 1995 Les Derniers Colons, ces Blancs qui ont tenté de perpétuer leur présence après l’indépendance, analyse et ridiculise en 1999 l’ivresse du pouvoir dans Mobutu, roi du Zaïre, un récit de l’ascension et de la chute du maréchal-président qui sera un succès international.
Après s’être ainsi interrogé sur diverses facettes de l’histoire du Congo depuis un siècle, il pouvait enfin s’attaquer à un projet de très grande ampleur, une sorte de film total sur le pays. Ce sera Congo River, qui prend la forme d’un carnet de voyage, au plus près de la population, dans l’espace, mais aussi, à l’horizon d’un siècle, dans le temps – la recherche des images d’archives, même si elles n’occupent qu’une place limitée au final, a pris sept mois, autant que le tournage proprement dit. C’est cependant avant tout un film parabole, sur la force d’un fleuve et sa capacité de régénération permanente, un fleuve qui, malgré toutes les vicissitudes, continue à structurer la vie du pays et des hommes qui l’habitent, à leur inventer un avenir. Avec une telle ambition, on prend sans doute le risque de décevoir parfois : aucun des sujets traités ou des rencontres auxquelles le spectateur est convié ne peut être mené bien loin dans le cadre d’une uvre si foisonnante et forcément limitée dans sa durée – un film de moins de deux heures monté à partir de cent trente-cinq heures d’images tournées et vingt-cinq heures d’images d’archives.
Il a fallu faire des choix draconiens. Selon quels critères ? Thierry Michel s’en explique au passage en évoquant pour Jeune Afrique pourquoi et comment il a « construit », aussi bien dans son esprit que sur le terrain, pendant le tournage, ce documentaire qui est surtout un film très personnel.

Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée de faire un tel film sur le fleuve Congo ?
Thierry Michel : C’est une idée que j’ai mûrie au fil de mes aventures africaines. Et de ma carrière cinématographique. Il y a quelques années, j’ai tourné Les Derniers Colons, qui voulait déjà proposer un portrait du Congo, mais seulement à travers la situation des Blancs, qui y vivaient encore, et leurs rapports avec les Noirs. Auparavant, j’avais réalisé Le Cycle du serpent, qui brossait le portrait du régime mobutiste à travers la toile d’araignée que le dictateur avait tissée. À cette époque, j’avais déjà le projet d’aller à l’intérieur du pays pour essayer de comprendre ce qu’est véritablement l’Afrique, dans ses régions les plus reculées, dans sa profondeur, avec sa complexité, son mystère. Mais alors j’ai été arrêté, incarcéré et expulsé du pays, ce qui m’a empêché d’y retourner pendant longtemps. Lorsque j’ai pu revenir travailler au Congo, la chute du maréchal m’a naturellement conduit à réaliser en priorité un grand film sur Mobutu – Mobutu, roi du Zaïre -, où je faisais une synthèse de quarante années d’histoire à travers la personnalité de son dictateur. Mais cette envie de comprendre ce qui se passait au fin fond de l’Afrique, dans ces régions où l’on ne va jamais, ne m’avait pas quitté. Et puis, après le personnage de Mobutu, il me fallait trouver un sujet qui aille au-delà de ce que j’avais fait jusqu’alors sur le Congo. C’est pourquoi j’ai pensé au fleuve comme à un nouveau personnage, d’autant que j’aime faire des films qui ont une valeur métaphorique, intemporelle même, et qui questionnent l’homme au-delà des contingences de l’actualité. J’ai pensé que pour comprendre ce pays il fallait remonter le fleuve. Vous remarquerez que son bassin épouse parfaitement la géographie du Congo, et il est rare que le découpage colonial soit aussi cohérent. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles le pays a conservé son unité malgré toutes les tentatives sécessionnistes qu’il a connues depuis l’indépendance. C’est aussi pour cela que le fleuve est devenu mythologique, traversant et transcendant l’histoire des hommes.
Le titre de votre documentaire s’inspire de l’uvre la plus célèbre de Conrad. Est-ce que son influence s’étend sur l’ensemble du film ?
J’ai relu Conrad en faisant ce film. Mais Conrad a évoqué un autre temps, celui de l’horreur coloniale. En embarquant sur le fleuve, je n’avais pas pour ma part le sentiment de partir « au cur des ténèbres ». J’avais plutôt l’impression de vivre un moment charnière de l’histoire du Congo. J’ai été le témoin, avant le début du tournage, de la réouverture du fleuve à Kisangani en août 2003, après quatre années de guerre. C’était d’une importance capitale. Dans ce pays, où les routes sont à l’abandon et les voies de chemin de fer reprises par la forêt, le fleuve reste le principal moyen de communication. C’est pourquoi sa fermeture a été si dramatique. Les trois quarts du pays subissaient un enclavement de fait. J’arrivais donc pour assister à une renaissance.
S’agit-il moins d’un film sur le fleuve que d’un film sur le Congo et le peuple congolais à travers le fleuve aujourd’hui ? Ne vous en êtes-vous pas servi comme d’un prétexte ?
Non, je ne le pense pas. Ce serait dommage de le considérer comme cela. Je pense que le fleuve purifie et qu’il a une temporalité. D’ailleurs il y a beaucoup de vie sur le fleuve. Plus d’une heure de mon film, plus de la moitié, est consacrée à sa remontée en barge : on vit là au sein d’un véritable village flottant, une communauté humaine, avec son chef – le commandant de bord – qui protège son groupe et qui évite les écueils, nombreux, lors de la navigation. Il y a là de quoi nous renvoyer à toute l’histoire de l’Afrique. Il y a les morts, les tragédies, les orages, les tumultes, la fête… Et puis, il y a le fleuve en tant que tel, qui revient de manière lancinante, qui s’impose par sa beauté, par sa majesté, par sa dimension cosmogonique, face à la petitesse et à la vanité des hommes. Les régimes passent et le fleuve reste, immuable, témoin privilégié de l’histoire du pays et du destin des hommes qui vivent sur ses rives.
En nous conduisant de l’embouchure à la source, le documentaire commence et se termine en présence de chefs coutumiers. C’était important pour vous ?
Oui, c’est un retour aux origines, avec l’histoire du serpent qui explique la genèse du fleuve au début, et les incantations rituelles à la fin du voyage. Avec, dans les deux cas, l’obligation de boire l’eau de l’océan et de la source. Nous avons tenu, avec les autorités coutumières, à respecter les traditions et, d’ailleurs, même si je ne crois pas à la pensée magique, cela nous a porté chance. Nous n’avons pas eu d’accident, le matériel a résisté. Les gens avec lesquels nous avons voyagé nous ont accueillis de manière chaleureuse. Les seuls désagréments qui se sont manifestés, ce sont les rackets ou les tentatives de racket de la part de ceux qui portent un uniforme ou détiennent une parcelle de pouvoir. En revanche, aucun problème avec la population. Il faut dire que, ayant réalisé Mobutu, roi du Zaïre, j’avais un gri-gri fabuleux. Nous le projetions, sur l’écran de mon ordinateur portable, lors des escales, et tout le monde appréciait. La réputation du film nous a permis aussi d’obtenir les autorisations administratives nécessaires, une quinzaine au total (sûreté militaire, forces navales et terrestres, ministère de l’Intérieur, de la Justice, de l’Information, des Mines, etc.). Le film sur Mobutu que nous présentions aux gens que nous rencontrions comme si nous faisions du cinéma ambulant était reçu comme un cadeau, comme une offrande de la connaissance de l’histoire, permettant une réappropriation de ses images, de son identité, de son histoire par la population.
Votre film sur le fleuve va-t-il être présenté largement au Congo ?
Bien sûr, et pas seulement à Kinshasa ou Kisangani. On envisage de lui faire refaire le voyage, d’embarquer sur la partie navigable du fleuve et de s’arrêter à chaque étape pour le projeter. Car, hélas ! il n’existe plus aujourd’hui de cinémas dans le pays. Pas une seule salle.
Certains jugeront votre film très dur pour le Congo. Au moins autant que vos films précédents. Pourtant, à la différence de ces derniers, il ne remet pas en cause le régime…
C’est vrai que ce film est dur et sans concessions. C’est un miroir, donc un portrait sans complaisance. Mais, effectivement, je ne parle pas directement du régime cette fois. Ce film touche plus à l’âme, à une résurgence de l’irrationnel, de la dimension religieuse, à la mémoire, au questionnement sur l’héritage colonial.
Le scénario d’avant-tournage a-t-il été suivi de bout en bout ou vous êtes-vous laissé surprendre ?
Même si on l’avait beaucoup préparé, notamment en cherchant à l’avance sur quelles personnes s’appuyer dans chaque province, j’ai découvert plein de choses pendant le tournage. On ne savait pas quelles situations on rencontrerait. Comment imaginer à l’avance un drame tel qu’une barge faisant naufrage sur le fleuve ? Comment savoir s’il faudrait cinq semaines ou trois mois pour remonter jusqu’à Kisangani ? Quand j’ai présenté mon projet à des producteurs, on m’a dit que c’était une histoire de fous, que le film était irréalisable, que le fleuve n’était pas praticable, que le pays était balkanisé… J’avais surtout peur des problèmes logistiques. Finalement, on s’en est bien tirés. Nous avons tout de même pu filmer durant plusieurs mois en haute définition avec tout le matériel que cela nécessite. Pour rendre hommage au fleuve, nous voulions ramener de belles images. Pour cela, nous nous sommes déplacés en barge, en vedette, en baleinière, en pirogue, mais aussi en moto, en vélo, en 4×4, en avion. On a même fait des prises d’hélicoptère. Bref, on a utilisé tous les moyens possibles.
Vous vous êtes autorisé quelques détours…
Oui, notamment par Gbadolite, où se trouvent les ruines du palais de Mobutu. Il faut dire que les fantômes de Lumumba et de Mobutu planent sur le fleuve. Et j’ai choisi de privilégier le cinéma par rapport à la géographie, de servir d’abord la dramaturgie.
Pourquoi avoir choisi de remonter vers la source plutôt que de descendre vers l’embouchure ?
Il fallait trouver un rythme tout en conservant l’esprit de quête, du cheminement. Quand on explore un territoire, on le découvre en partant de l’embouchure, on remonte le cours d’eau, en allant au plus loin, au plus profond de ce qu’on ne connaît pas. Ma démarche consistait vraiment à aller de ce que je connaissais le mieux vers des choses plus lointaines, plus oubliées, plus mystérieuses. Parfois vers l’horreur aussi. Bien que dans le film, si on est souvent dans la tragédie, on n’est jamais dans la tristesse.

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