Blick Bassy : « Au Cameroun, on est à la fin du règne de Paul Biya »

L’ACTU VUE PAR… Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. Chanteur engagé, Blick Bassy porte un regard hautement singulier sur la situation politique de son pays d’origine, autant que sur les relations entre la France et l’Afrique.

Le chanteur, musicien et écrivain camerounais, Blick Bassy. © Vincent Fournier/JA

Clarisse

Publié le 26 février 2022 Lecture : 7 minutes.

Dans son dernier album paru en 2019, il évoquait, de sa voix douce et rauque, la figure tutélaire de Ruben Um Nyobè, leader indépendantiste camerounais assassiné par l’armée française, le 13 septembre 1985. Trois ans après cet opus unanimement salué par la critique, Blick Bassy travaille à l’enregistrement d’une nouveauté à paraître au début de l’année 2023.

Avant cela, l’artiste-musicien créateur du label OtanticA sera au musée du Quai Branly, en juin prochain, pour un spectacle de danse – en marge de l’exposition La route des chefferies bamiléké –, dans lequel cet anticonformiste accorde une place majeure aux artistes féminines. Un geste militant de plus pour celui qui a choisi de chanter en bassa pour sensibiliser à la préservation des langues africaines.

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Jamais en retard d’un combat, le guitariste-arrangeur a entrepris de produire de jeunes talents issus du continent. Blick Bassy a également créé la plateforme Wanda-Full pour leur permettre de se repérer dans l’industrie du disque : présenter leur travail, trouver des financements, percevoir leurs droits d’auteur… Un geste de partage pour celui qui s’est notamment fait connaître du grand public occidental après le choix de sa chanson « Kiki » par la marque Apple pour promouvoir la sortie de l’iPhone 6, et qui dit son aversion pour toutes les formes de discrimination.

Jeune Afrique : Vous résidez dans un petit village de 200 habitants près de Saint-Émilion, dans le sud-ouest de la France. Que vous inspire la campagne présidentielle hexagonale ? 

Blick Bassy : Nous vivons dans des sociétés où le capitalisme se nourrit de la bêtise humaine. Ceux qui détiennent le pouvoir et souhaitent le conserver se sentent obligés d’attiser la haine des uns envers les autres, et ils trouvent des pions pour cela. Ces derniers se laissent manipuler, convaincus que leurs éventuels déboires viennent forcément de l’autre.

À leurs yeux, le problème n’est ni le capitalisme ni ceux qui dirigent le pays, mais le bouc émissaire qu’on leur a désigné. Quand j’observe le climat qui prévaut en France, j’ai l’impression qu’on pourrait assez vite glisser vers les pires et les plus regrettables atrocités qu’ait connues le pays. À trop tirer sur la corde, on finira par allumer des guerres entre communautés d’une même nation.

Certains sondages indiquent que 61 % des Français se disent inquiets du grand remplacement

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À qui pensez-vous quand vous parlez de « ceux qui détiennent le pouvoir et souhaitent le conserver », sachant qu’Éric Zemmour – qui délivre les discours les plus haineux – ne le détient pas, le pouvoir ?

Zemmour est une création de Bolloré, puissant homme d’affaires propriétaire d’entreprises de médias – même si les chaînes de service public ont, elles aussi, contribué à façonner son image. Près de 90 % de l’audiovisuel français répète en boucle les pensées de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour. Conséquence : certains sondages indiquent que 61 % des Français se disent inquiets du grand remplacement. Évidemment, si les chaînes de télévision se mettaient à seriner à longueur de journée que le chat est un animal dangereux, en six mois, la majorité de ceux qui en ont s’en débarrasserait.

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Hitler avait le soutien de la population quand il a décidé d’éliminer les juifs. Au regard des discours haineux régulièrement véhiculés par les polémistes, il est normal que le racisme et l’islamophobie se banalisent. Les termes antiraciste, droit-de-l’hommiste ou wokiste sont devenus des insultes. C’est effrayant.

Selon vous, le pouvoir actuel et les partis traditionnels, eux aussi, se nourrissent de ces discours…

Ils y ont intérêt. Pour remporter les élections, ils agitent un chiffon rouge et se posent en seuls remparts contre les « méchants » qui arrivent. Par pure tactique politicienne, ils laissent infuser la haine.

Comment expliquez-vous le fait qu’Éric Zemmour arrive à séduire des Noirs ? 

Zemmour est un Algérien qui déteste les Algériens, les Arabes ou les Noirs. Tanguy David, le jeune Noir habitué des médias qui se réclame de lui, a été adopté. Quelle éducation a-t-il reçue ? Que lui a-t-on dit de son histoire personnelle ? Peut-être se déteste-t-il autant que son idole Éric Zemmour se déteste ? Il y a vraisemblablement là des traumatismes cachés qui devraient nous inciter à l’indulgence. Mais il pourrait aussi s’agir, plus prosaïquement, de calculs carriéristes. Ce Tanguy est très jeune. Il a le temps de se rendre compte de sa connerie.

Ces derniers mois, l’Afrique s’est illustrée par un retour des coups d’État militaires. Comprenez-vous qu’on en soit encore là aujourd’hui ? 

Les coups d’État sont une manière pour le peuple de prendre la parole. Dans les pays occidentaux, on a l’impression que la démocratie règne parce qu’il ne s’en produit aucun. Mais c’est faux. Je préfère un pays comme le Mali ou le Burkina, où le peuple a le courage de rompre avec ceux qui s’installent à leur tête pour leurs intérêts propres et ceux de pays étrangers avec lesquels ils concluent des deals. Les coups d’État arrivent dans ces pays-là précisément parce qu’ils sont dans un véritable processus démocratique qui exige que tous ceux qui ne jouent pas le jeu soient mis à l’écart. Au Mali comme au Burkina, ce sont des coups d’État validés par le peuple. C’est le sens même du mot démocratie.

Voyez-vous en ces putschistes de nouveaux Sankara ? 

Thomas Sankara était un leader et un vrai visionnaire. Mais je comprends que certains puissent les considérer comme tels. Aujourd’hui, rares sont ceux qui se dévouent pour l’intérêt commun. Et ceux qui le font sont d’emblée considérés comme des sauveurs. Mais, dans trois ans, Goïta, Doumbouya et Damiba auront-ils changé ? Là est toute la question.

Votre dernier album, 1958, était un hommage au leader indépendantiste et panafricaniste camerounais Ruben Um Nyobè, assassiné par l’armée française en 1958. Y a-t-il encore de telles figures aujourd’hui ? 

Les choses ont changé depuis, et le combat se pose désormais en des termes différents, chaque panafricaniste utilisant les armes de son époque. Qu’on approuve ses méthodes ou non, Kemi Seba me semble assez courageux dans son genre. Le combat qu’il mène n’est pas facile et il subit sans doute d’énormes pressions, puisqu’il prend le risque d’être poursuivi, blacklisté ou emprisonné. En ce sens, il force le respect. Le combat panafricaniste est plus difficile aujourd’hui parce qu’il n’est pas frontal, mais cybernétique. Le monde est régi par des rapport de force. Quand on n’est ni puissant ni organisé, comme c’est le cas en Afrique, on ne peut tenir tête à des structures bien implantées ou à des machines de guerre qui vous soumettent facilement.

Iriez-vous jusqu’à établir un réel parallèle entre Um Nyobè et Kemi Seba ? 

Comparer Um Nyobè à des personnes encore en vie est compliqué. On lui avait promis la mort s’il ne se soumettait pas, et il a quand même fait le choix de continuer pour l’intérêt commun.

Pourquoi les néopanafricanistes – tels Kemi Seba ou Nathalie Yamb – apparaissent-ils comme des personnages clivants, qui laissent pour la plupart transparaître un sentiment antifrançais ? Un bon panafricaniste doit-il être antifrançais ?

Pas du tout. Mais les vexations et les frustrations subies au fil des siècles peuvent favoriser le développement de pareils sentiments. On hurle sa rage comme un enfant parce qu’on a l’impression que c’est la seule manière de se faire entendre. Reste que tous les panafricanistes ne s’expriment pas de la même façon. Achille Mbembe et Felwin Sarr travaillent avec la France, ce qui ne les empêche pas d’être critiques envers elle quand il le faut. Si, face à eux, deux ou trois personnes se montrent véhémentes, ce n’est pas bien grave.

N’est-ce pas contre-productif ?

Pas nécessairement : c’est peut-être aussi à la diplomatie française d’agir pour que les choses se passent différemment, que les rapports changent. Pas seulement sur le papier, mais également dans les actes, ce qui suppose un peu moins d’arrogance de la part de l’Hexagone. Le sentiment antifrançais n’est pas alimenté par ces seuls tribuns ou leaders panafricanistes autoproclamés. Au sein des populations africaines, le rejet est réel, que l’on soit au Burkina, au Mali ou au Cameroun. Il y a donc problème. L’enjeu, pour la France, c’est d’écouter l’autre.

Parlons de votre pays d’origine, le Cameroun. On le dit apathique…

La situation va bientôt changer. On est à la fin du règne de Paul Biya. Le prochain président devra s’attaquer à des chantiers titanesques, le premier étant celui du changement des mentalités. Il s’agira de rééduquer le Camerounais. Un pari fou, que seul un dirigeant ferme, qui ne fait pas de quartier, sera en mesure de gagner.

Un parfait autocrate ? 

Qu’est-ce qu’un autocrate ? À un moment donné, il faut la bonne personne à la bonne place pour que les choses changent. Le plus important c’est de faire fonctionner la machine.

Pour certains, le fédéralisme serait l’un des moyens les plus sûrs d’y arriver. Qu’en dites-vous ?

Le modèle est décrié, mais, en réalité, il est déjà appliqué de manière officieuse. Chaque Camerounais nommé à un poste à responsabilité s’empresse de développer sa région d’origine. Pourquoi ne pas l’officialiser ? Cela pourrait créer une saine émulation.

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