Les nouveaux sans-culottes

Publié le 3 mars 2008 Lecture : 5 minutes.

Tout est parti d’un arrêt de travail observé, le 23 février, par les chauffeurs de bus, taxi, moto-taxi et camion, à l’appel d’une coalition de quinze syndicats camerounais. Rien de bien nouveau dans ce pays où l’absence de service public des transports a favorisé l’émergence d’opérateurs privés souvent en conflit avec l’État en raison des hausses récurrentes du prix des carburants, mais aussi d’une pression fiscale jugée excessive et du racket souvent pratiqué par les forces de police.
Cette fois, pourtant, la grève a rapidement dégénéré en émeute lorsque plusieurs centaines de jeunes s’en sont pris à tout ce qui leur tombait sous la main : stations-service, commerces, entreprises, édifices publics, véhicules À Douala, ville portuaire, ouvrière et frondeuse de 3 millions d’habitants, des affrontements ont lieu avec la police à coup de pierres, de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Les violences ont alors gagné Bafoussam, la grande ville de l’Ouest, Nkongsamba, dans le Littoral, les villes anglophones de Bamenda, Kumba, Buéa, et même Yaoundé, la capitale, qui n’avait jamais connu pareil déferlement de violence. Les forces de police et de gendarmerie ont finalement tiré à balles réelles sur les manifestants, faisant dans tout le pays, selon des témoins, une vingtaine de morts en une semaine.
Le 28 février au soir, dans un message de cinq minutes lu à la télévision publique, Paul Biya a promis de faire respecter l’État de droit « par tous les moyens légaux » et dénoncé « l’instrumentalisation » des jeunes par des « apprentis sorciers. » Le chef de l’État faisait à l’évidence allusion aux partis d’opposition, qui lui demandent de renoncer à son projet de modifier la Constitution pour lui permettre d’être candidat à un nouveau mandat en 2011.
En dépit de la désapprobation de Janet Garvey, l’ambassadrice des États-Unis, et des marches de protestations du Social Democratic Front (SDF) – qui ont entraîné la mort de plusieurs manifestants -, le projet semble suivre son cours. À preuve, de substantiels avantages viennent d’être consentis aux 180 députés de l’Assemblée nationale appelés, ce mois-ci en principe, à examiner le projet d’amendement. Les 8 millions de F CFA (12 200 euros) de crédit automobile dont ils bénéficient sont désormais non remboursables, et une prime de 1,2 million par session parlementaire va leur être accordée, en plus de leur salaire, qui reste fixé à 600 000 F CFA.
À l’origine de cette conflagration, la flambée des prix qui ampute inexorablement le pouvoir d’achat des ménages. Ceux de la viande de buf, du poisson, du sucre, du pain, du lait et de l’huile de friture ne cessent d’augmenter depuis 2007, contrairement aux salaires, qui, eux, n’ont pas bougé depuis quinze ans, conformément aux plans d’ajustement imposés par le Fonds monétaire international (FMI).
L’interdiction de manifester imposée par le gouverneur du Littoral, puis la fermeture par le ministère de la Communication d’Equinoxe, une chaîne de radiotélévision privée ayant pignon sur rue à Douala, ont accru les frustrations et, paradoxalement, préparé l’explosion de cette Cocotte-Minute infernale.
Qui sont donc ces « jeunes » qui n’hésitent pas à défier les forces de l’ordre dans les rues des grandes villes camerounaises ? Ils ont entre 12 ans et 17 ans, n’ont jamais connu autre chose que le marasme économique consécutif à l’effondrement des cours des matières premières d’exportation (cacao, café), n’ont pas de réelle existence sociale et vivent très mal la situation de leurs parents.
Selon une étude publiée en 2006 par l’Institut de la statistique du Cameroun (INS), 70 % des travailleurs gagneraient moins que le salaire minimum mensuel, qui est de 23 500 F CFA (40 euros). Pis, 90 % d’entre eux exerceraient dans le secteur informel. Le taux de chômage est estimé par les organisations syndicales à 70 % de la population active. Ce fléau frappe un nombre très important de diplômés.
Du coup, les jeunes ne croient plus en la capacité de l’école à jouer son rôle d’ascenseur social. Ils s’entassent dans des quartiers délabrés, minés par l’insécurité et les coupures d’électricité. Leurs seules distractions sont le football et les débits de boisson. Ils n’ont pas de conscience politique et tiennent un discours passablement incohérent. Leurs mots d’ordre ? « Nous avons faim », « non à la vie chère » et, bien sûr, l’éternel « Biya must go », l’antienne des années de braises remise au goût du jour.
Comme ils ne croient plus que ni le gouvernement ni l’opposition soient capables de leur procurer un avenir meilleur, ils ne rêvent que d’en découdre. À la première occasion, comme en septembre 2007 à Abong-bang (Est), où des émeutes provoquées par la multiplication des coupures d’électricité s’achevèrent par la mort de deux jeunes gens et, accessoirement, la mise à sac des services préfectoraux.
Sont-ils, comme le soutient le pouvoir, le masque derrière lequel s’avance une opposition à bout de souffle ? Rien n’est moins sûr. Aucune figure nouvelle n’a émergé de ces manifestations de rue dépourvues de tout « sens » politique. De même, il ne semble pas que ce mouvement à la fois muet et violent se soit pourvu d’une coordination nationale, comme cela avait été le cas en 1992 avec la coalition des forces d’opposition. Lesquelles étaient dirigées, à l’époque, par les John Fru Ndi, Samuel Eboua, Djeukam Tchameni et autres Adamou Ndam Njoya.
« Le fait est que nous avons perdu le contrôle d’une grève qui, au départ, était purement corporatiste », soupire Jean Collins Ndefo sokeng, porte-parole de la coalition des syndicats, joint au téléphone par Jeune Afrique, le 27 février, dans une église où il a trouvé refuge. Quelques heures plus tôt, le syndicaliste avait failli être lynché pour avoir appelé à la reprise du travail après que le gouvernement eut concédé une baisse jugée insuffisante (6 F CFA, soit 1 centime d’euro) du prix du carburant.
« Lorsque nous avons déposé un préavis de grève pour le 21 février, nous n’avions pas prévu que le Social Democratic Front organiserait, la veille à Douala, une manifestation contre la révision de la Constitution » explique-t-il.
Le régime est-il pour autant menacé par ces sans-culottes d’un nouveau genre ? Rien ne permet de l’affirmer, mais il est quand même ébranlé. Le moins que l’on puisse dire est que les habituels thuriféraires du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) ne se sont pas précipités au créneau pour défendre un pouvoir contesté par la rue. En outre, il semble que certaines revendications des manifestants soient partagées par la majorité silencieuse, même si celle-ci rejette la violence et les pillages.
Et puis ces événements conduisent à s’interroger sur la popularité réelle du projet présidentiel de révision constitutionnelle. Quant à l’intervention de l’armée, elle risque de creuser davantage la fracture entre l’élite dirigeante et la population. Au bout du compte, il est indiscutable que l’image du Cameroun à l’étranger ne sort pas grandie de l’aventure. Il va quand même devenir plus difficile de présenter ce pays comme un havre de paix et de stabilité.

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