À film scandaleux, réalisateur libre

Le dernier film de Nabil Ayouch semble promis à une belle carrière internationale. Pourtant, jugé « contraire aux bonnes moeurs », il est interdit de sortie dans le royaume.

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Deux Marocains, dénudés, faisant l’amour. Touria, héroïne envoûtante, amoureuse de Kamal Raoui, inspecteur de police aux amitiés particulières : un enfant espiègle, un transsexuel – le beau danseur Noor – à la grâce toute féline… Une atmosphère étrange, sur fond de meurtre, d’enquête policière, de trafic de drogue, de pédophilie. Cru et réaliste, le dernier film de Nabil Ayouch, jeune et talentueux cinéaste, dérange.
Une minute de soleil en moins est en effet, depuis six mois, au centre de toutes les polémiques au Maroc. Sa sortie en salles, prévue pour 2003, n’a pu avoir lieu : son exploitation est bloquée par le veto de la commission de censure du Centre cinématographique marocain (CCM). Des plans de scènes d’amour, une homosexualité suggérée, une féminisation – jugée sans doute trop outrancière – de l’homme : huit plans, qualifiés d’« obscènes », ont été pointés du doigt.
Tout débute en septembre 2002, lors de la deuxième édition du Festival de Marrakech, lorsqu’on demande à Nabil Ayouch, membre du jury du festival, de couper trois scènes de son film, jugées contraires aux bonnes moeurs, afin qu’il puisse être présenté hors compétition. Le réalisateur refuse et décide de retirer son film de la programmation… et attend le verdict final, pour l’attribution du visa d’exploitation, de la commission de censure.
La polémique débute alors, puis enfle progressivement, exacerbée par les tensions islamistes. Forts de leurs 42 sièges depuis les élections législatives du 27 septembre dernier, des députés islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) demandent l’interdiction du film, ainsi que le remboursement de l’aide publique obtenue. Coproduit par 2M, la deuxième chaîne marocaine, le long-métrage a également bénéficié d’une subvention du CCM. Celui-là même qui, aujourd’hui, lui refuse son visa d’exploitation. La presse islamiste crie au scandale, dénonce des « séquences obscènes », demande à « préserver l’identité musulmane du Maroc » et déplore « l’absence d’oulémas » au sein de la commission d’aide du Centre cinématographique marocain.
Interrogé, le 8 janvier, par les députés du PJD, le ministre de la Communication, Nabil Benabdellah, assure que l’on n’hésitera pas, quelle que soit la nationalité du film, à « censurer les scènes attentatoires à la pudeur et à interdire tout film contraire à notre tradition et à notre religion ». La messe est dite. La presse progressiste et quelques intellectuels marocains ont beau fustiger le point de vue défendu par le ministre, Une minute de soleil en moins ne sortira pas au Maroc.
Son auteur, Nabil Ayouch, campe en effet sur ses positions : il n’amputera pas son film des huit séquences désignées par la commission de censure. Il ne reconnaît pas son travail dans la version édulcorée que lui propose le CCM. Ferme et sûr de son fait, ce réalisateur, qui signe son troisième film, est sans nul doute, à 33 ans, le plus iconoclaste des cinéastes marocains, toutes générations confondues. Fils d’une prof d’espagnol et de Noureddine Ayouch, grand manitou de la publicité au Maroc, il a grandi à Sarcelles, dans la banlieue parisienne. Après trois ans de cours de théâtre (« je me suis aperçu à temps que je n’étais pas fait pour être acteur », confie-t-il), il s’oriente vers la réalisation de films publicitaires. Une cinquantaine de spots plus tard, Nabil Ayouch se lance dans le cinéma, avec un premier court-métrage, Les Pierres bleues du désert, dans lequel jouait un apprenti acteur, alors inconnu, mais qui depuis a fait son chemin : Jamel Debbouze. Il enchaîne avec deux autres courts-métrages, puis un premier long-métrage, Mektoub, un road-movie sorti en 1997, qui remporte un franc succès au Maroc avec plus de 350 000 entrées. En 2000, il réalise Ali Zaoua, un conte moderne mettant en scène la dure réalité des enfants des rues de Casablanca. Cruel, émouvant, filmé avec maestria et encensé par la critique, Ali Zaoua fait le tour du monde et représente le Maroc aux Oscars.
À la fois timide et intimidant, ce cinéaste particulier cultive l’amour de l’esthétique. Celle qu’il a peaufinée durant ses années de réalisateur de spots publicitaires reste préservée dans ses films. « Avec Une minute de soleil en moins, j’ai voulu montrer la part féminine de l’homme… Montrer le corps d’un homme, c’est beau. » Beau, certes, mais également dérangeant pour les tenants d’une morale traditionnelle, fondée sur le respect des valeurs arabo-musulmanes. Montrer une femme sodomisant un homme, montrer – même furtivement – un sexe en érection ou encore un travesti au corps sculptural, magnifique de sensualité, c’en est trop pour une société à l’émancipation hésitante, traversée par des courants contradictoires, à la fois modernistes et traditionnels. Une société pour une large part toujours sous l’emprise des tabous, où les rôles de l’homme et de la femme restent encore strictement codifiés selon un schéma patriarcal.
Ces tabous, Nabil Ayouch les bouscule sans ménagement, un brin provocateur, ironique : « Vous ne trouvez pas cela beau, un sexe en érection ? » Poussant la logique de l’absurde jusqu’au bout, le réalisateur se demande pourquoi des films pornographiques sont librement à l’affiche de certaines salles du royaume. Et pourquoi des films étrangers, montrant des scènes d’amour tout aussi osées que les siennes, sont à la libre disposition du public, sans que personne n’y trouve à redire. Typique de cette schizophrénie marocaine, qui accepte de l’extérieur ce qu’elle n’admet pas chez elle, pense-t-il.
Interdit dans son pays, Une minute de soleil en moins vit tout de même très bien son existence internationale. Sélectionné en compétition au Festival international du Caire, il participe ensuite au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier, où il remporte le prix de la technique. Il est également présenté en Belgique, à Namur, au Festival international du film francophone. La France le découvrira ce printemps sur la chaîne de télévision Arte, avant sa sortie en salles. Pourtant, Nabil Ayouch a décidé de ne pas présenter son film au XVIIIe Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou (le très prisé Fespaco), qui se tient cette année, et où il était sélectionné en compétition officielle. Un refus d’autant plus étonnant qu’il est lauréat de l’Étalon de Yennenga, le grand prix du Fespaco décerné à Ali Zaoua, lors de la précédente édition du Festival, en 2001.
On se souvient des images de ce journaliste de 2M, la deuxième chaîne marocaine, tenant entre ses mains la statuette et faisant ses remerciements au nom de Nabil Ayouch « qui n’a pu se déplacer »… Deux ans plus tard, le réalisateur ne décolère toujours pas : on ne s’est pas donné la peine de l’inviter pour recevoir, éventuellement, un trophée. « Ce n’est pas parce que nous sommes sous-développés économiquement que nous devons l’être dans nos têtes », commente-il, sarcastique, avant de faire le catalogue des insuffisances et autres lacunes du Fespaco. Ainsi va Nabil Ayouch, le plus iconoclaste des cinéastes marocains. Ni coupable ni victime : il assume ses choix jusqu’au bout. Pour l’amour de l’art.

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