Saddam Hussein, partie 4

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 12 minutes.

En apparence, à condition d’oublier que c’est lui qui a déclenché les hostilités, Saddam a gagné : la Révolution islamique iranienne a été contenue dans un seul pays, et tous les leaders arabes – à l’exception de Hafez el-Assad et de Mouammar Kadhafi – font le pèlerinage de Bagdad pour le remercier. Mais il sort de l’épreuve en très mauvaise posture. Son pays est en faillite et la corruption s’y est généralisée. Quant à la base de son pouvoir, elle ne se réduit même plus à la minorité sunnite, mais aux seuls originaires de Tikrit, voire aux membres de sa famille. Le despotisme du raïs est désormais sans limites. Plus grave encore, Saddam a sur les bras une armée d’un million d’hommes dont il ne sait que faire. Enfin, la quasi-disparition de la menace représentée par Khomeiny (l’ayatollah décède le 3 juin 1989) change la nature des soutiens dont il bénéficiait depuis huit ans : aux yeux des Occidentaux et d’une URSS en pleine déliquescence, la carte irakienne a désormais beaucoup moins de valeur.
Or le pays est endetté jusqu’au cou : il doit 40 milliards de dollars au Koweït et à l’Arabie saoudite, 35 milliards aux Américains et aux Européens et 11 milliards à l’Union soviétique. Avec un baril à 17 dollars, ses revenus pétroliers ne dépassent pas 14 milliards de dollars par an, soit 12 milliards de moins qu’au début de la guerre, en 1980. Loin de diminuer leur production pour provoquer une augmentation des prix, les « frères » arabes du Sud pompent toujours plus allègrement dans leurs réserves. Dès la fin de 1988, Saddam commence à s’en prendre à la présence américaine dans le Golfe et au Koweït voisin, qu’il accuse de « forfaiture ». Le cauchemar du peuple irakien n’est pas terminé.
Avec ses cigares cubains directement expédiés de La Havane par Fidel Castro, ses yeux mi-clos et son regard fixe, le raïs est plus impénétrable que jamais. Il semble désormais se placer au-dessus du commun des mortels. D’ailleurs, la télévision annonce le plus sérieusement du monde que son visage est apparu sur la Lune. Comme avant lui Staline, Hitler ou Napoléon, il se passionne pour l’architecture monumentale, dresse les plans de différents édifices et prête ses propres mains au moule d’un sculpteur. Agrandies mille fois, dotées de deux gigantesques sabres et coulées dans le bronze, elles tiendront lieu d’Arc de triomphe pour les martyrs de la guerre contre l’Iran, en plein centre de la capitale.
Et voilà qu’Oudaï, qui a 27 ans et n’a évidemment pas combattu sur le front, pas plus d’ailleurs que son frère cadet, fait à nouveau parler de lui. Un soir d’octobre 1988, complètement ivre, l’aîné des fils fait irruption dans un banquet officiel donné en l’honneur de l’épouse du président égyptien. Il est entouré de ses gardes du corps irakiens et palestiniens. Sous les yeux horrifiés de Suzanne Moubarak, il abat à bout portant le goûteur du Palais, un certain Kamel Hanna Jajo, qu’il accuse d’avoir introduit auprès de son père la rivale de sa mère, Samira Shabandar. Fâché, Saddam expédie Oudaï en Suisse pour quatre mois d’exil doré – et agité -, avant de lui pardonner. De retour à Bagdad, le fils prodigue au comportement de psychopathe reprend ses bonnes vieilles habitudes. À la suite d’une rixe, il expédie son cousin Mohamed (fils de Barazan el-Tikriti) à l’hôpital, dans un état comateux. Un peu plus tard, il prend la présidence de l’Alawi Football Club, une formation de la capitale dont les joueurs sont interdits de défaite sous peine de tabassage en règle.
En juin 1989, Michel Aflak, le dernier survivant du Baas historique, meurt de mort naturelle, dans l’indifférence générale. Depuis longtemps réduit à l’état de relique servile, il s’éteint au moment même où s’ouvre la grande Foire militaire de Bagdad, en présence de dizaines de marchands d’armes américains, britanniques, français, chinois, allemands, brésiliens et russes. Quinze mois après le massacre d’Halabja, tout ce joli monde y expose sans vergogne ses matériels les plus sophistiqués. Pleins de fierté, les Irakiens exhibent leurs nouveaux missiles Hussein et Abbas (d’une portée respective de 650 km et 950 km), ainsi que des Mig 23 à long rayon d’action, modifiés par leurs soins. L’objectif de Saddam est clair : en s’efforçant d’apparaître comme la seule puissance militaire régionale capable de faire contrepoids à Israël, il veut obliger les Occidentaux à le respecter, et les Arabes à le craindre (et à le financer).
Le problème est que cette stratégie ne fonctionne pas. Au contraire, tout se passe comme si une partie chaque jour plus importante de l’administration américaine (la CIA, les militaires, la majorité républicaine au Congrès), mais aussi la Grande-Bretagne, l’Arabie saoudite et l’Égypte, poussaient le Koweït, le riche voisin de l’Irak, à l’intransigeance. Du coup, lors de la réunion tripartite de Djeddah, le 31 juillet, Saad, le prince héritier de l’émirat, ne recule pas devant la provocation : « Ne nous menacez pas, lance-t-il à Izzat el-Douri, nos amis sont plus puissants que vous ! » Refus d’annuler la dette contractée par l’Irak pendant la guerre avec l’Iran, refus de lui prêter les 10 milliards de dollars nécessaires au renflouement de son économie, refus de mettre un terme à la surproduction de pétrole… Pour Saddam, « l’arrogance » de son petit voisin, qu’il considère depuis toujours comme partie intégrante de son territoire historique, est une atteinte à son honneur. Résolu à ne pas perdre la face, il est pressé d’en finir et interprète l’attitude conciliante à son égard du département d’État américain comme un feu vert implicite. Le 2 août 1990, ses divisions blindées et ses unités de parachutistes franchissent la frontière et s’emparent du Koweït en quatre heures. Le raïs est d’autant plus heureux qu’il vient de convoler en justes noces avec une troisième épouse, Nidal el-Hamdani, directrice du département de l’énergie au ministère de l’Industrie. L’émirat n’est-il pas le plus beau des cadeaux de mariage ?
La suite, le chemin vers la guerre, les tentatives de plus en plus désespérées de Saddam pour éviter le pire, la lente constitution de l’alliance américaine, la diabolisation systématique du leader irakien à travers les médias, la campagne de bombardements aériens, l’offensive terrestre, le désastre militaire et la reddition humiliante, le 3 mars 1991, sous une tente du petit village de Safwan, a été cent fois racontée. L’écrasement par « Ali le Chimique », sous l’oeil indifférent des Américains, des Intifadas chiite et kurde également.
Pendant les huit mois de cette drôle de guerre, puis de vraie boucherie, les lacunes béantes de ce monstre d’organisation que prétend être Saddam Hussein apparaissent au grand jour. Il surestime ses forces et sous-estime celles de l’adversaire… Il est mal informé et ne tire pas les conclusions qui s’imposent des renseignements qu’il reçoit… Nul n’ose lui dire la vérité, il improvise beaucoup, change de tactique et d’avis au mauvais moment… Sa capacité à survivre est pourtant intacte : même si la paranoïa est chez lui une seconde nature, le raïs ne donne jamais à son entourage l’impression d’avoir peur, de paniquer ou de songer à s’enfuir. Enterré dans ses bunkers, dormant et mangeant très peu, il utilise les médias nationaux avec beaucoup de professionnalisme et distribue des ordres précis aux unités de la Garde républicaine chargées de sauver ce qui reste de son royaume. Défait, humilié sur le champ de bataille, le dictateur va, en deux semaines, liquider l’insurrection d’une partie non négligeable de son peuple. Pour lui, l’essentiel est préservé.
L’infernale litanie des exécutions se poursuivra jusqu’à aujourd’hui. Impossible, bien sûr, de recenser de manière exhaustive les victimes du dictateur, mais quelques-unes, malgré tout, émergent du lot. Parmi elles, Fadhil Barak, chef des Moukhabarat de 1983 à 1989 (retiré à Tikrit, il sera soupçonné de travailler pour la CIA et exécuté en septembre 1991) ; Safar Mukhlis, fils d’un célèbre politicien baasiste originaire, lui aussi, de Tikrit (accusé de liens occultes avec l’Iran, il sera assassiné en avril 1992) ; ou les généraux Omar Mohamed, commandant de la province de Bagdad, et Barek Abdallah, l’une des grandes figures de la guerre contre l’Iran (ils seront fusillés pour « complot » contre celui que chacun est désormais tenu d’appeler le « Héros Président »). Quant aux principaux leaders de la révolte des « Arabes des marais », entre Tigre et Euphrate, ils seront pendus ou jetés d’hélicoptère entre juin 1991 et début 1994. La plupart de ces exactions sont imputées à une nouvelle unité, la Garde républicaine spéciale, placée sous la responsabilité directe de Qossaï.
Oudaï, de son côté, continue de sévir. C’est lui, sans doute, qui a le plus profité du pillage du Koweït : tapis précieux, vaisselle en or, Ferrari et Jaguar s’entassent dans ses innombrables villas. En octobre 1994, Saddam lui a offert le commandement d’une milice de trente mille jeunes fanatiques créée à son seul usage, les « Fedayines de Saddam », responsables, semble-t-il, de l’exécution de plusieurs chefs religieux contestataires (pas tous chiites). Et notamment, en février 1999, de l’imam Mohamed Seddik el-Sadr et de ses deux fils.
Pour la famille, l’argent n’est évidemment pas un problème. Saïd Aburish raconte. En 1998, Hikmat Hadithi, le ministre des Finances, a l’imprudence d’émettre quelques réserves quant à l’opportunité du transfert d’une somme très importante sur un compte personnel d’Oudaï, « alors que les gens ont faim ». Convoqué par Saddam, il est durement admonesté (« N’oublie jamais qu’Oudaï est ton maître ») avant d’être limogé sur-le-champ. En sortant de l’audience, l’ex-ministre constate que son véhicule de fonction lui a été retiré. Il rentre chez lui à pied…
« Oudaï le Fou » est d’ailleurs à l’origine du plus « shakespearien » des drames traversés par le clan Saddam. En mai 1995, toujours ivre, le fils aîné du dictateur tire à bout portant dans les jambes de son oncle, Watban el-Tikriti, alors ministre de l’Intérieur, qui devra être amputé d’un pied. Mais sa vindicte ne s’arrête pas là. Hussein et Saddam Kamel, ses deux beaux-frères, sont également dans son collimateur. Chaque semaine, Babel, le journal qu’il s’est offert, les insulte copieusement. Désireux d’éviter le sort de Watban, les deux frères décident de fuir l’Irak et de passer à l’ennemi. Le 5 août 1995, ils se rendent clandestinement à Amman, en Jordanie, accompagnés de leurs épouses, Raghid et Rana (les deux filles de Saddam Hussein), et de leurs enfants. Reçus par le roi Hussein, ils sont logés dans une vaste villa et dûment « débriefés », deux semaines durant, par des agents de la CIA auxquels ils racontent tout ce qu’ils savent. Ancien titulaire d’un vaste ministère regroupant l’Industrie et l’Armement, Hussein Kamel intéresse particulièrement les Américains. Son travail achevé, la CIA livre les transfuges à Rolf Ekeus, le patron des inspecteurs de l’Unscom, la mission onusienne, qui les interroge pendant plusieurs jours. Des agents britanniques et jordaniens prennent le relais, et puis… rien. Pressés comme des citrons, les frères Kamel sont abandonnés à leur triste sort. Ils tentent d’offrir leurs services à l’opposition irakienne, mais se heurtent à un refus catégorique : trop compromettants, trop associés aux crimes du régime… Ils publient des communiqués indignés pour dénoncer la duplicité de la CIA, qui n’a pas tenu sa promesse de les mettre à l’abri aux États-Unis, mais personne ne les écoute. Peu à peu, dans la villa, l’ambiance tourne au huis clos de pestiférés. Jurant avoir été entraînées dans l’aventure contre leur gré, Raghid et Rana exigent de rentrer à Bagdad avec leurs enfants. En janvier 1996, Hussein Kamel craque et sombre dans une profonde dépression.
Selon ses proches, Saddam Hussein a vécu cette affaire comme un drame personnel : pendant près d’une semaine, il n’a ni mangé ni dormi. Il finit par se ressaisir et apparaît, un soir, à la télévision. L’air sinistre, il explique que sa famille a été « moralement et profondément affectée » (sic) et annonce qu’il démet son fils Oudaï de la plupart de ses fonctions (cette mesure, bien sûr, ne sera jamais appliquée). Quant aux frères Kamel, coupables de haute trahison, ils ne font plus partie de son sang. Dès le lendemain, certains de ses proches, notamment Qossaï, font cependant courir la rumeur selon laquelle le « Héros Président », dans son immense magnanimité, serait prêt à pardonner aux félons. Il n’en faudra pas plus pour que les deux frères, dont l’équilibre mental est passablement ébranlé, tombent dans le piège.
Un matin de février 1996, Hussein et Saddam Kamel, après avoir revêtu leurs uniformes de l’armée irakienne, rentrent au bercail par la route, accompagnés de leurs familles. Accueillis à la frontière par la télévision, ils sont conduits à Bagdad sous bonne escorte. Là, Raghid, Rana et les enfants sont emmenés dans l’un des palais du raïs, tandis que les deux frères sont invités à se rendre à Tikrit, en attendant « l’audience du pardon suprême ». Quatre jours plus tard, alors qu’ils prennent le thé en compagnie d’amis et de cousins, une vingtaine de militaires de la Garde républicaine spéciale conduits par Ali Hassan el-Majid – « Ali le Chimique » – encerclent la maison familiale, forcent les portes et arrosent toutes les pièces au kalachnikov. Les deux Kamel, leur père, deux femmes et plusieurs enfants sont massacrés. Selon la version officielle, les assaillants étaient des membres de la tribu des Abou Nasser qui avaient juré de laver l’honneur souillé du clan.
« Ce fut une honte, une honte terrible qui nous fut infligée », dira par la suite Saddam à propos de cette trahison au coeur même de sa Maison. Sans doute est-il permis de le croire. Sans doute celui qui, patiemment, mit en place l’une des pires dictatures du monde contemporain s’est-il senti, ce jour-là, bien seul, comme il y a longtemps, à el-Awja, lorsque son beau-père le battait et qu’il chassait les chiens errants à coups de pierres. Qu’importe, pourtant. Soixante-six (ou soixante-quatre) ans après sa naissance, en cette année 2003, qui pourrait être sa dernière, Saddam Hussein sait que, comme toujours, il ne peut compter que sur lui-même. Et sur son instinct de survie.
Car, pour le reste, ce virtuose de la répression n’a jamais brillé par ses compétences dans l’art de la guerre. Et dans celui de la paix, pas davantage. En matière de relations internationales, cet autodidacte qui s’est construit dans et par la violence ne croit qu’aux rapports de forces – ce qui n’est pas a priori une erreur, à condition d’avoir des intuitions justes et de disposer d’informations exactes. Or Saddam Hussein, dont les derniers voyages hors du monde arabe remontent au milieu des années soixante-dix et dont le dernier séjour hors d’Irak a eu lieu en février 1989 (en Jordanie), n’a de l’extérieur qu’une connaissance sommaire, déformée par le prisme de sa propre paranoïa et une constante surestimation de lui-même. Persuadé jusqu’au bout que les États-Unis n’attaqueraient jamais l’Irak, il n’avait, en 1991, pas compris que le monde n’était plus le même depuis la chute du mur de Berlin. Sans doute répète-t-il aujourd’hui la même erreur, faute de se rendre compte à quel point l’Amérique a changé depuis le 11 septembre 2001.
Il y a douze ans, le dictateur irakien avait échappé aux bombes ennemies en désertant ses palais et ses bunkers et en dormant chaque nuit dans un lieu différent : une ferme près de Basra, une maison ordinaire dans la banlieue de Bagdad, une tente dans le désert de l’Ouest… La guerre finie, il avait, en moins de trois semaines, écrasé dans le sang une rébellion interne féroce, une Intifada populaire et armée dans laquelle s’étaient engouffrées quatorze des dix-huit provinces. Cette fois, pourtant, le but du jeu a changé. Ce n’est plus sa puissance, son arrogance, ses velléités expansionnistes et le danger que l’Irak représente pour ses voisins – en particulier pour Israël – que le deuxième Bush entend éradiquer. C’est lui-même, Saddam, fils de Subha et d’un père prénommé Hussein qu’il n’a jamais connu.

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