Saddam Hussein, partie 3

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 6 minutes.

Dès mars 1981, l’Irak est sur la défensive. Cinquante-cinq officiers accusés de « trahison », de « lâcheté » ou de « désobéissance » sont fusillés sans jugement, devant leurs troupes. En Irak même, les quelque deux cent dix mille membres des différents services de sécurité font régner la terreur. Une tentative d’attentat contre Latif Nassif Jassem, le ministre de l’Information, provoque l’arrestation de plusieurs centaines de chiites et l’exécution de cent quarante membres de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), dans la prison d’Abou Ghraib.
Parallèlement, Saddam se veut impitoyable dans la lutte contre la corruption. Sa propre famille n’est pourtant pas au-dessus de tout soupçon. La fortune édifiée, sur fond d’économie de guerre, par son beau-père Khairallah Tulfah, gouverneur de Bagdad – il contrôlera jusqu’à vingt-cinq sociétés -, est, par exemple, de notoriété publique. Tout comme les frasques de Sajida, son épouse, qui n’hésite pas à affréter un Boeing 747 d’Iraqi Airways pour faire ses courses à Londres ou à New York. Quoi qu’il en soit, en mars 1982, Riyad Ibrahim, le ministre de la Santé, est reconnu coupable d’avoir importé de Grande-Bretagne, moyennant une forte commission, un stock de pénicilline avariée qui a provoqué la mort d’une vingtaine de soldats. Pour l’exemple, le raïs le convoque à un Conseil de cabinet et, si l’on en croit son biographe Saïd Aburish, le tue de ses propres mains, d’une balle dans la tête.
En mai 1982, Khorramchahr est repris par les Iraniens, lesquels s’avancent à portée de canon de Basra, la deuxième ville du pays. Quinze mille Irakiens sont faits prisonniers et une dizaine d’officiers supérieurs, dont deux généraux, exécutés sur le front pour « couardise notoire ». Avec l’appui des Britanniques, des Français et des Américains (Bill Casey, le patron de la CIA, se rend à Bagdad en mars 1982), Saddam multiplie les achats d’armes : chars soviétiques, hélicoptères américains, avions français et laboratoires de substances toxiques allemands, livrés clés en main.
Le front se stabilise le long de la frontière : duels d’artillerie, attaques suicide… C’est une guerre cruelle, sans objectifs clairs de part et d’autre. Tout se passe comme si les alliés occidentaux et arabes de Saddam Hussein souhaitaient qu’il ne perde pas… mais qu’il ne gagne pas non plus. Certes, la CIA lui fournit des clichés des positions ennemies (notamment de la péninsule de Fao) prises par des satellites espions, mais quand le prix du baril de pétrole commence à baisser et que l’Arabie saoudite réduit son assistance financière, Washington ne fait rien pour obliger ses alliés arabes à diminuer leur production de brut.
Comme toujours lorsque le front extérieur se dégrade, Saddam renforce encore un peu plus son contrôle sur l’intérieur. La Garde républicaine, une unité d’élite entièrement vouée à la protection du régime, est ainsi constituée avec l’aide d’experts égyptiens. Elle est équipée des meilleurs chars, des meilleurs canons, des meilleurs missiles. Les hommes qui y sont affectés sont tous issus des couches les plus pauvres de la communauté sunnite, et leur chef, le général Abdel Sattar el-Tikriti, est un parent du dictateur. La Garde est en fait une sorte de baïonnette pointée dans le dos des soldats de l’armée régulière – un million d’hommes, au total – enterrés dans des tranchées face aux Iraniens. Ceux-ci ont reçu l’ordre de ne jamais reculer sous peine des sanctions les plus dures. Reste que ces bataillons triés sur le volet sont eux-mêmes surveillés de près : ils n’ont pas le droit de traverser Bagdad, et leurs officiers, lorsqu’ils se rendent dans la capitale, doivent remettre leur arme de poing aux services de sécurité.
La protection du leader est d’abord confiée à Saadoun Chaker, un cousin, puis à Saddam Kamel, son beau-fils, et pour finir à Qossaï, son deuxième fils. Lors de ses rares apparitions en public, Saddam porte de plus en plus souvent un chapeau blindé au Kevlar (!) et, en toutes circonstances, un gilet pare-balles. Son goûteur, chargé de s’assurer que les aliments qu’il ingère ne sont pas empoissonnés, et son médecin indien ne le quittent plus d’une semelle. Par ailleurs, des sosies du raïs font leur apparition à travers tout le pays. L’un d’eux a, dit-on, été assassiné à sa place, en 1984, dans la ville de Taji.
Cette année-là, Oudaï, le fils aîné, obtient son diplôme de l’École d’ingénieurs de l’Université de Bagdad avec des notes de surdoué : 98,5 points sur 100 ! L’un de ses professeurs, qui s’était avisé de ramener ses résultats à un niveau moins ridicule, est arrêté et violemment battu. Oudaï est aussitôt nommé directeur du Comité olympique national, puis ministre de la Jeunesse. Il épouse Saja, l’une de ses cousines, mais, pour la malheureuse, l’union tourne vite au cauchemar : frappée presque quotidiennement par son mari, elle parvient, au bout de trois mois, à s’enfuir en Suisse. Oudaï utilise la discothèque de l’Hôtel Mansour Melia, à Bagdad, comme terrain de chasse : il repère les filles, les consomme et les jette comme des Kleenex.
Son frère Qossaï est moins scandaleux. Son mariage avec la fille du général Maher el-Rachid – un héros de la guerre dont les médias, exceptionnellement, sont autorisés à citer le nom – tiendra deux ans. Les blondes créatures qu’il « importe » de Scandinavie se font plus discrètes. À l’instar de ses fils, Saddam lui-même succombe à la tentation. En 1986, il prend une seconde épouse, Samira Shabandar, ex-épouse du directeur général d’Iraqi Airways, qui lui donnera un troisième fils, Ali. Sajida se tait, mais n’apprécie guère. Dans un effort désespéré pour écarter sa rivale, elle se fait teindre en blonde et gonfle sa chevelure de brushings extravagants. En pure perte.
Pendant ce temps, les divers fronts se réveillent. Au Kurdistan, Jalal Talabani et Massoud Barzani, les deux chefs rivaux, se taillent des fiefs autonomes. En février 1986, l’île stratégique de Fao, dans le Chatt el-Arab, est enlevée par l’armée iranienne au prix de très lourdes pertes. La route Bagdad-Basra est coupée. La réaction de Saddam, que cette défaite laisse sans voix et au bord de la dépression pendant une semaine, est terrible. Des mois durant, les positions iraniennes à Fao reçoivent jusqu’à trois mille obus par jour. Les Pasdarans de Khomeiny tiendront deux ans sous ce déluge de feu avant de se replier. Parallèlement, le raïs lance ses missiles Scud B sur toutes les villes de l’Ouest iranien et jusqu’à Téhéran, provoquant la mort de centaines de civils. Enfin, son cousin, le général Ali Hassan el-Majid, dit « Ali le Chimique », déclenche sur ses ordres l’« opération Anfal » au Kurdistan irakien. De juin 1987 à janvier 1988, quatre mille villages sont rasés, et un million de Kurdes déportés dans les camps de regroupement du sud de l’Irak.
Survient alors, en point d’orgue, ce que l’Histoire retiendra sans doute comme le crime majeur du régime : en mars 1988, la localité irakienne d’Halabja, conquise quelques jours plus tôt par une force mixte irano-kurde, est bombardée à l’arme chimique. Asphyxiés par les gaz, deux mille civils succombent. Le plus extraordinaire est qu’aucun pays, à l’époque, ne proteste, à l’exception de l’Iran, bien sûr, de la Syrie et de la Libye. Les États-Unis ne voient dans ce désastre que la conséquence d’une « provocation » de Téhéran. Quant à la France, elle préfère se faire oublier : c’est elle qui a vendu à Saddam les Mirage F1 qui ont servi à larguer les bombes au sarin.
C’est d’ailleurs le soutien que Washington apporte de plus en plus ouvertement à Saddam, surtout depuis les émeutes de pèlerins iraniens à La Mecque, en juillet 1987, qui, au moins pour une part, convainc Khomeiny de reculer. En mai 1988, les forces irakiennes reprennent l’île de Majnoon et pénètrent à nouveau en territoire iranien. Le 3 juillet, le navire américain USS Vincennes abat en plein vol un Airbus civil iranien au-dessus du Golfe : trois cents victimes. Le 18 juillet enfin, l’ayatollah avale ce qu’il appelle « le calice du poison » et accepte la résolution 598 du Conseil de sécurité de l’ONU.
Les canons se taisent, mais, dans ce duel à mort entre deux hommes, l’Irak a perdu 105 000 de ses fils (sur une population totale de 16 millions d’habitants), et l’Iran 250 000. Chiffres terribles, auxquels il faut encore ajouter ceux des blessés : 300 000 Irakiens, 400 000 Iraniens. Pour les deux pays confondus, le coût financier de cette catastrophique aventure est de l’ordre de 500 milliards de dollars.

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