Saddam Hussein, partie 2

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 11 minutes.

Proche de l’Irakien moyen et à l’écoute de ses désirs, Saddam prend bien soin de ne pas heurter par un socialisme trop doctrinaire la culture et les traditions nationales. C’est l’époque où il s’efforce d’apparaître comme un jeune père de famille moderne et attentif, dont l’épouse, Sajida, travaille comme institutrice. Un homme poli et efficace, bien habillé et pieux. Bref, comme le gendre idéal, à l’ombre du vieux parrain.
Désormais père de cinq enfants (deux filles, Rana et Haia, sont nées en 1969 et 1972), il accroît encore sa popularité en nationalisant, le 1er juin 1972, l’Iraq Petroleum Company (IPC), contre l’avis de tous les experts. Menée dans le plus grand secret et annoncée par Saddam en personne aux employés irakiens de l’IPC, l’opération a été précédée par un double rapprochement stratégique avec Moscou et Paris. Dans cet objectif, le vice-président irakien s’est rendu en URSS, puis en France, où il a été reçu par le président Georges Pompidou. Jusqu’au bout, les dirigeants britanniques et américains d’IPC croiront à un bluff. C’était mal connaître Saddam Hussein. Le patron local de l’IPC, un certain Stockwell, est traité avec tous les égards – il est reçu par le raïs, qui le couvre de cadeaux -, mais il doit bel et bien quitter l’Irak, encore sous le choc…
Jusqu’à la fin de 1973, ce Saddam désormais si présentable continue sa politique d’élimination systématique des « ennemis du peuple », qu’ils soient réels, potentiels ou imaginaires. Réputé nassérien, Fouad el-Rikabi, l’ancien secrétaire général du Baas, est ainsi incarcéré puis poignardé dans sa cellule (fin 1970). Saleh Ammash et Abdel Karim Chaikhally, respectivement ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères, sont démis de leurs fonctions : ils mourront quelques années plus tard dans des circonstances mystérieuses. Successeur de Sayyed el-Hakim, décédé en 1970, le leader chiite Mohamed Bakr el-Sadr est jeté en prison et ne sera libéré – le fait est rare – que sur l’intervention personnelle de Bakr. Quant à Nazim Kazzar, le patron chiite de l’Office de sécurité nationale, il est capturé le 30 juin 1973 alors qu’il tentait de fuir en Iran. Jugé par un tribunal révolutionnaire que préside Izzat Ibrahim el-Douri, il est condamné à mort pour avoir voulu attenter à la vie du « Cher Leader » Hassan el-Bakr – ce qui, semble-t-il, était exact -, puis exécuté en compagnie de vingt officiers de l’armée et des services de sécurité.
Le bâton, mais aussi la carotte. Tenu par ses partenaires arabes à l’écart de la préparation de la guerre contre Israël, en octobre 1973, puis des tractations secrètes qui conduiront à l’imposition d’un embargo pétrolier, Saddam Hussein continue, seul, à vendre son pétrole. De 600 millions de dollars en 1972, les revenus tirés de l’or noir passent à près de 6 milliards en 1974 : un énorme bond en avant qui permet au raïs de procéder à une transformation économique et sociale complète de son pays, tout en lançant un formidable programme d’armement. L’Irak devient un vaste chantier dont l’ingénieur en chef est le vice- président lui-même. Électrification, scolarisation, santé, transfert de technologies, formation des cadres en Europe et aux États-Unis, incitation à la natalité, distributions massives de réfrigérateurs et de téléviseurs aux nécessiteux, alphabétisation, promotion de la femme (le pourcentage des filles scolarisées passe de 34 % à 95 % en dix ans)… Rien ne lui échappe. Les réalisations de la décennie soixante-dix sont incontestables et d’autant plus impressionnantes qu’elles ne donnent lieu qu’à une très faible corruption malgré la multiplication des contrats avec les sociétés étrangères. Des lois votées en 1975 et en 1976 punissent de mort tout Irakien convaincu d’avoir perçu une commission. Pour l’exemple, deux vice-ministres sont passés par les armes en 1978. La main-d’oeuvre étrangère, en premier lieu arabe, afflue. Des dizaines de milliers d’Égyptiens, de Jordaniens, de Marocains et de Somaliens entrent sans visa, peuplent les campagnes et les chantiers, et bénéficient d’une couverture sociale.
Pourtant, Saddam reste boudé par ses pairs de la région. Yasser Arafat, par exemple, refuse de s’installer à Bagdad, bien qu’on lui ait proposé un portefeuille de « ministre des Affaires palestiniennes ». Vexé, le raïs s’empressera d’offrir l’hospitalité à son ennemi le plus acharné, Abou Nidal. En toute occurrence, au-delà des gouvernements, le régime irakien s’efforce avant tout de séduire l’opinion arabe. Parallèlement, il distribue de l’argent aux membres les plus pauvres de la Ligue arabe (Somalie, Sud-Yémen, Mauritanie) et finance la construction de mosquées en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique. À l’extérieur, l’image de l’Irak est alors celle d’un État policier, certes, mais dont les performances et les perspectives économiques sont remarquables, et le pouvoir d’attraction quasi irrésistible. Rares sont alors les observateurs qui prêtent attention au réveil de la contestation chiite dans le Sud, d’autant que l’accord de bon voisinage et de coopération conclu à Alger, en 1975, avec le chah d’Iran semble sonner le glas de ces velléités. Pourtant, treize dignitaires chiites sont exécutés entre décembre 1974 et février 1977, deux mille de leurs coreligionnaires sont emprisonnés, et deux cent mille expulsés vers l’Iran. Tout Irakien (ou Irakienne) marié à une (un) chiite d’ascendance iranienne est incité à divorcer en échange d’une prime de 2 500 dollars. Le passé mésopotamien de l’Irak est magnifié, Babylone restaurée, Nabuchodonosor et Hammourabi promus au rang de héros nationaux, dans une quête éperdue de purification historique et ethnique.
En octobre 1978, l’ayatollah Khomeiny, réfugié en Irak, est expulsé vers la France après avoir été maintenu plusieurs mois durant en résidence surveillée. Partout, dans le Sud, les services de sécurité arrêtent, torturent. Le simple fait de prononcer le nom du vice-président (Saddam) sans le faire précéder d’un préfixe honorifique est puni de prison. Pour faire « avouer » les victimes, la technique la plus utilisée est de violer toutes les femmes de leur famille. Mais qui, alors, s’en soucie ?
L’Irak, en cette fin des années soixante-dix, est un eldorado pour tout ce que la planète compte de marchands d’armes et d’exportateurs de technologies sensibles. Soucieux de ne pas dépendre d’un fournisseur unique, l’URSS (laquelle n’a pas vraiment apprécié l’exécution, en juillet 1978, d’une vingtaine de dirigeants clandestins du parti irakien), Saddam se tourne vers la France, avec laquelle il signe un traité de coopération nucléaire, l’Allemagne, le Brésil et les États-Unis. Une société américaine de San Francisco livre ainsi à l’Irak l’un des premiers systèmes de téléphonie cellulaire, ce qui permet d’équiper les cadres du Baas d’un portable bien avant que ce système de communication se répande à travers le monde.
Mais le vice-président a une obsession : « Un pays qui dépend d’autres pays pour ses approvisionnements en armes n’est pas indépendant », répète-t-il. Aussi n’a-t-il de cesse de se doter d’une industrie militaire nationale, conventionnelle ou non. La France forme plusieurs centaines d’ingénieurs atomistes irakiens ainsi que des dizaines de spécialistes en motorisation des Mirage F1. Le plus souvent, Saddam supervise et négocie lui-même les contrats, comme Jacques Chirac pourrait en témoigner. En visite à Bagdad, le Premier ministre français de l’époque se voit en effet imposer une substantielle réduction du prix de vente des avions. Saddam s’étant procuré une copie de contrats du même type signés par la France avec d’autres clients, il apparaît sans l’ombre d’un doute que la facture présentée à l’Irak est gonflée. Chirac n’a d’autre choix que d’en convenir et d’obtempérer.
Bon payeur malgré tout, envié par les Arabes et admiré par la plupart des dirigeants du Nord, de Moscou à Washington, Saddam Hussein sait que, tant qu’il ne menace que son propre peuple, nul ne lui tiendra rigueur de ses méthodes. Le contrôle qu’il exerce sur le pays est total. L’armée, quatre cent mille hommes au total, est sous les ordres d’Adnan Khairallah, son cousin, et Barazan, son demi-frère, dirige les services de sécurité (quarante mille agents) en collaboration avec un autre cousin, Saadoun Chaker. Sabawi, son deuxième demi-frère, s’occupe de la police, Khairallah Tulfah, l’oncle révéré, règne sur Bagdad, et Watban, dernier des demi-frères, sur le sanctuaire de Tikrit, désormais seconde capitale de l’Irak. Quant au Baas, il compte un million de membres, et sa milice, l’Armée populaire, est forte de deux cent mille hommes. Il ne reste plus à Saddam qu’à monter sur la dernière marche, celle sur laquelle s’est assis (et endormi) le « Cher Leader » Hassan el-Bakr.
La volonté de ce dernier, au soir de sa vie, d’entrer dans l’Histoire en forçant une union avec la Syrie du frère ennemi Hafez el-Assad offre à Saddam (pour qui il s’agit là d’un scénario-cauchemar) l’occasion qu’il attendait. Le renversement du chah et le retour de Khomeiny à Téhéran, le 12 février 1979, aussitôt suivis de déclarations très dures de l’ayatollah contre l’Irak baasiste, font le reste. La Syrie se rapproche aussitôt de l’Iran révolutionnaire, et Bakr se retrouve abandonné en rase campagne. De toute façon, Assad n’a jamais cru une seconde que Saddam le laisserait faire… Le 16 juillet 1979, Bakr, les traits tirés, annonce à la télévision qu’il prend sa retraite « pour raisons personnelles » et qu’il cède le commandement au camarade Saddam Hussein. Izzat Ibrahim el-Douri, chef de l’Armée populaire et pure création de Saddam, devient vice-président. Michel Aflak, l’idéologue, applaudit. Et Bakr se retire à Tikrit, où il mourra quelques années plus tard. La démission du « Cher Leader » est aussitôt suivie d’une purge d’une ampleur sans précédent à la tête du parti et de l’État. La découverte, le 28 juillet, d’un « complot syrien » se solde par l’exécution d’un tiers des membres du Conseil de commandement de la Révolution – soit vingt-deux personnes. Saddam les a lui-même désignés, l’un après l’autre, au cours d’une réunion extraordinaire de cet organe, et fait arrêter sur-le-champ. La cassette vidéo de cet épisode dramatique sera par la suite diffusée à travers tout le pays, pour l’édification des « masses ». Mais il y a pis. Selon de bonnes sources, la plupart des « coupables », parmi lesquels un ami de trente ans de Saddam, Adnan Hamdani, auraient été tués par le raïs lui-même et ses compagnons les plus proches (Douri, Khairallah, Ramadan et même Tarek Aziz), à coups de revolver, dans les sous-sols du Palais des congrès, à Bagdad. Un « pacte de sang » ordonné par le nouveau maître de l’Irak.
Mais le plus étrange, dans cette affaire, est assurément la manière dont Saddam a réagi ensuite. Il s’est enfermé dans sa chambre, en larmes, pendant deux jours, avant d’aller rendre visite à la veuve d’Hamdani et de lui offrir une somptueuse villa sur les bords du Tigre. Pensant se faire bien voir, plusieurs dignitaires du Baas ont tenté de l’imiter. Mal leur en a pris ! Venus présenter leurs condoléances à l’épouse du défunt ami du raïs, ils ont immédiatement été accusés de témoigner de la sympathie à la famille d’un traître. Certains ont été emprisonnés, d’autres exécutés…
À 42 ans, alors que de noirs nuages s’accumulent le long de la frontière avec l’Iran, Saddam Hussein sombre peu à peu dans un culte de la personnalité sans limites. Livres à sa gloire, posters, montres à son effigie, poèmes, fleurissent dans tout le pays. Son tailleur vient de Suisse, ses médecins sont indiens. Il collectionne les ceintures et les paires de chaussures. Bourreau de travail, il sidère ses visiteurs par l’étendue de sa bibliothèque, presque entièrement consacrée à Staline.
Oudaï et Qossaï, ses fils (ils ont, respectivement, 16 ans et 14 ans en 1980), commencent à faire parler d’eux. Le premier est bruyant, violent, vulgaire. Le second calme et calculateur. Oudaï se rend au lycée dans des tenues extravagantes, terrorise camarades et professeurs. Il est reçu sans travailler (et, parfois, sans même s’y être présenté) à tous ses examens avec mention très bien et fait inscrire sur la plaque minéralogique de sa voiture « Ô Saladin, Ô Irak ». Son frère cadet fait la même chose, les excès en moins.
Saddam Hussein considère désormais que le danger le plus grave vient d’Iran. À Téhéran, il est vrai, Khomeiny ne cesse d’appeler les chiites irakiens à la révolte. Sur la frontière, les escarmouches sont quasi quotidiennes. Soutenu et encouragé par l’Arabie saoudite, les monarchies du Golfe, l’Égypte et – mezza voce – les États-Unis (fin 1979, la CIA établit même une antenne à Bagdad, avec l’accord du pouvoir), Saddam se lance dans une énième vague de répression antichiite. Une centaine de dignitaires sont arrêtés et tués. Après un attentat manqué contre Tarek Aziz, le 1er avril 1980, attribué à l’organisation chiite el-Da’wa, c’est au tour du Guide suprême, l’imam Sadr, et de sa soeur Amina d’être déportés de Najaf à Bagdad. Ils sont exécutés le 9 avril, après avoir été torturés. Quatre mois plus tard, le 22 septembre 1980, l’armée irakienne pénètre en Iran.
De Washington à Riyad, on applaudit l’initiative, présentée comme un acte de légitime défense. La guerre durera huit ans. Beaucoup y verront un conflit entre Irak et Iran, entre Arabes et Perses, voire entre sémites et aryens. Certains évoqueront un affrontement entre l’État et la religion. En fait, la tuerie se résumera à un duel épuisant entre Saddam Hussein et Ruhollah Khomeiny.
Le 22 septembre, trois cent mille hommes appuyés par deux mille blindés se ruent sur la ville de Khorramchahr, à l’extrême sud-ouest de l’Iran. Fasciné par l’offensive israélienne pendant la guerre des Six-Jours, Saddam est convaincu que l’armée iranienne va s’effondrer rapidement. Pendant trois semaines, enfermé dans un bunker souterrain, il dirige en personne les opérations. Les premiers jours semblent lui donner raison : Khorramchahr tombe, Abadan et sa raffinerie, la plus grande d’Iran, sont assiégés, Dezfoul et Susengard aussi. Très vite pourtant, le rouleau compresseur irakien cale. L’aviation iranienne fait mieux que résister, ses F4 et F5 de fabrication américaine surclassant le plus souvent les Mig 23 soviétiques. Surtout, la tactique des vagues humaines imposée par Khomeiny ne tarde pas à submerger les très prudentes unités irakiennes. Le front se stabilise à une vingtaine de kilomètres à l’intérieur de l’Iran. Saddam cherche alors à engager des pourparlers de paix et propose un cessez-le-feu, mais il est piégé. Khomeiny refuse et continuera de le faire, huit ans durant.

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