Pour qui roule l’UGTA ?

En désertant leur poste quarante-huit heures durant à l’appel de la centrale syndicale, les travailleurs se sont invités au débat politique. À leur insu.

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 6 minutes.

«Si l’Union générale des travailleurs algériens [UGTA] était un parti politique, elle obtiendrait des résultats électoraux dignes de l’Algérie des années soixante-dix et quatre-vingt. » Cette boutade lancée par un employé de banque en grève illustre le succès du mot d’ordre de grève générale lancé, le 17 février, par la puissante centrale syndicale et suivi par plus de 98 % des travailleurs du secteur public. Cependant, la victoire la plus significative de la centrale ne tient pas seulement à l’importance du nombre de travailleurs ayant débrayé, mais également au fait que le mouvement social le plus important depuis une décennie n’a provoqué aucun incident. Pas le moindre incident. Ni bombe lacrymogène, ni intervention des forces de l’ordre.
L’UGTA a donc réussi son pari : paralyser le pays durant ses deux journées d’action (25 et 26 février). Alger, Oran et Constantine ressemblaient à des villes fantômes. En dehors des grands centres urbains, la situation n’était guère plus brillante. Les routes étaient quasi désertes, les automobilistes s’étant abstenus d’utiliser leur véhicule faute de carburant. Tous les avions d’Air Algérie et de la compagnie privée Khalifa Airways étaient cloués au sol. Les aiguilleurs du ciel n’ont interrompu leur mouvement que pour permettre aux aéronefs ramenant les pèlerins de La Mecque d’atterrir. Les bateaux à quai dans les ports commerciaux n’ont pu être soulagés de leurs cargaisons, dockers et douaniers ayant répondu en masse à l’appel de la centrale. Les cheminots ont empêché tout départ, qu’il s’agisse de trains de voyageurs ou de marchandises. Seule activité épargnée par l’organisation d’Abdelmadjid Sidi Saïd : les hydrocarbures. « Pas question d’un syndrome de Caracas, avait assuré le secrétaire général de l’UGTA, en référence à la grève vénézuélienne dans le secteur pétrolier pour faire chuter le président Hugo Chávez. Notre mouvement n’est contre personne. Il est pour les travailleurs menacés par une politique de privatisations sauvages et qui subissent humiliations et détérioration de leur pouvoir d’achat. »
Pourtant, une grande partie du patronat s’est ralliée au mouvement à la dernière minute. Le groupe Khalifa, qu’il s’agisse de la banque ou de la compagnie aérienne, a « libéré » ses employés durant les deux jours de grève, imité par Pepsi-Cola et Coca-Cola. Le forum des chefs d’entreprise (Force, principale organisation patronale) a également fait part de son soutien à la démarche du syndicat. Un soutien qui, certes, conforte les initiateurs du mouvement, mais qui n’en est pas moins embarrassant.
Outre l’importance de la mobilisation (« si le mouvement est suivi par moins de 80 % des travailleurs, je convoque un congrès, et toute la direction, y compris moi, démissionnera »), Sidi Saïd avait pour obsession de prouver que son mot d’ordre était dépourvu d’arrière-pensée politique. Tâche ardue. Pour au moins deux raisons. La première est que l’UGTA traîne depuis l’indépendance la réputation d’appendice du pouvoir. Autrefois « organisation de masse » du parti unique, le FLN, la centrale a toujours été plus perçue comme un instrument de contrôle du monde du travail que comme son bras revendicatif. Cette grève générale pouvait donc être assimilée à un jeu interne au sein du sérail secoué par un débat anticipé sur la présidentielle d’avril 2004, notamment après les rumeurs faisant état des velléités du Premier ministre et patron du FLN, Ali Benflis, de se présenter lors de cette échéance contre le président Abdelaziz Bouteflika.
C’est ce qui explique les réactions de la classe politique. Hormis les trotskistes du Parti des travailleurs (PT de Louisa Hanoune), l’ensemble des formations n’a pas fait montre d’un enthousiasme débordant. À commencer par les islamistes du Mouvement de la société pour la paix (MSP de Mahfoud Nahnah), qui rejettent toute politisation du front social et demandent que l’on se « limite aux revendications socioprofessionnelles des travailleurs ». Quant au Parti du renouveau algérien (PRA, islamiste modéré membre de la coalition gouvernementale), il fustige les revendications du mouvement, qu’il qualifie de recul et de « reniement des objectifs consacrés par les réformes économiques et les choix stratégiques ». Il est vrai que les privatisations en cours étaient contenues dans le programme électoral d’Abdelaziz Bouteflika, dont la candidature à la présidence avait été soutenue par l’UGTA. Le Front des forces socialistes (FFS de Hocine Aït Ahmed) se dit solidaire de l’ensemble des travailleurs et des « syndicats autonomes qui luttent pour la dignité des Algériennes et des Algériens ». Une pique à l’adresse de l’UGTA, une organisation « assujettie » aux pouvoirs publics, contrairement aux nouvelles organisations syndicale, qu’on ne peut soupçonner, selon le FFS, de collusion avec le sérail politique.
La deuxième raison qui laisse à penser que la grève générale est avant tout politique tient au passé de l’UGTA. Au temps glorieux du Front islamique du salut (FIS), son bras ouvrier, le Syndicat islamique du travail (SIT), avait tenté de donner de l’envergure au mouvement de désobéissance civile lancé le 5 mai 1991 par le parti d’Abassi Madani. Le mot d’ordre de grève générale du SIT a été « cassé » par la seule UGTA. Ce jour-là, la centrale a acquis la stature de premier « parti politique » en Algérie et de seul adversaire capable de rivaliser avec un FIS triomphant. Six mois plus tard, en janvier 1992, c’est encore elle qui fait office d’animateur du Comité national de sauvegarde de l’Algérie (CNSA), une structure qui a solennellement demandé l’intervention de l’armée pour interrompre le processus électoral. Depuis, toute démarche de l’UGTA est considérée comme suspecte, liée au pouvoir ou à des intérêts occultes. En quoi une grève générale peut-elle servir le gouvernement ou la présidence ? « C’est simple, assure un journaliste indépendant, elle peut servir d’argument au pouvoir pour expliquer le retard pris dans la mise en oeuvre des réformes économiques. »
Troisième raison de croire à la motivation politique : les contours flous des revendications. Objectif principal de la grève, tel qu’exprimé par Sidi Saïd : faire échec au programme de privatisations, alors qu’il a été initialement soutenu par l’UGTA. Les détracteurs de la centrale laissent entendre qu’il s’agit là d’un combat d’arrière-garde, que l’UGTA se bat pour sa pérennité. « La privatisation des grands groupes industriels algériens va amputer la centrale des cotisations de centaines de milliers d’adhérents, affirme un économiste algérien. Il y va donc de sa survie, surtout que la concurrence des nouvelles organisations syndicales se fait de plus en plus pressante. » À l’appui de cet argumentaire : le rejet de la grève par les autres syndicats. Certains d’entre eux évoquent une tartufferie sur le dos des intérêts réels des travailleurs. « La revalorisation des revenus de la fonction publique, précise un syndicaliste de l’Éducation nationale, fait partie des slogans de l’UGTA, alors que les salaires ont été rehaussés de 15 %, suite à une tripartite [gouvernement-syndicats et patronat, NDLR] en novembre 2000. »
Autre revendication « boiteuse » de l’UGTA : l’assainissement financier des grandes entreprises publiques. Au coeur de la zone industrielle de Rouiba, à l’est d’Alger, le complexe de la Société nationale des véhicules industriels (SNVI) et ses six mille travailleurs. La SNVI figure sur la liste des entreprises à privatiser dressée par Hamid Temmar, ministre des Privatisations et de la Promotion de l’investissement (le membre du gouvernement le plus honni de l’UGTA, avec son collègue des Mines et de l’Énergie, Chakib Khelil). La centrale s’y oppose, même si la SNVI accumule une dette de 54 milliards de dinars, soit 520 millions de dollars. Or le gouvernement s’est engagé à ne plus injecter d’argent dans les caisses d’entreprises publiques déficitaires. « Les opérations d’assainissement ont coûté, en dix ans, la bagatelle de 20 milliards de dollars au Trésor public, se plaint l’Association de développement de l’économie de marché (Adem). Cette somme aurait pu permettre de créer des centaines de milliers d’emplois. » L’UGTA force conservatrice ? « Si défendre le gagne-pain de millions d’Algériens, se battre pour qu’ils ne perdent pas leur dignité, c’est être conservateur, alors j’en suis un », lance fièrement un cheminot.
Au-delà de ces critiques et réserves, la centrale syndicale a montré à tous ses détracteurs ses capacités de mobilisation. Le Premier ministre, Ali Benflis, n’en a jamais douté. Tout comme il n’a nullement jeté la pierre à ce partenaire du dialogue social qu’il prône. Il a d’ores et déjà donné rendez-vous à Sidi Saïd pour une bipartite avant la fin du mois de mars. Réaction de l’intéressé : d’accord pour un sommet, mais tout doit être abordé sans tabou, y compris la remise en cause de certains choix du gouvernement.
Qui a dit que le prolétariat était fini ?

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires