Le Sommet des illusions

En sommeil depuis la fin de la guerre froide, le Mouvement des Non-alignés a pris position pour une solution pacifique à la crise irakienne. Simple voeu pieux ?

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Une solution pacifique à la crise irakienne : c’est le voeu exprimé par les 116 pays membres du Mouvement des non-alignés (MNA), à l’issue de leur XIIIe Sommet (Kuala Lumpur, Malaisie, 24-25 février). Rejetant le principe d’une action américaine unilatérale, ils ont réaffirmé « le rôle central des Nations unies et du Conseil de sécurité dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale ». Le MNA apparaissant à bien des égards comme un « dinosaure endormi », voire carrément moribond, reste à savoir quel sera l’impact de cette déclaration.
Né en avril 1955 lors de la conférence de Bandoeng (Indonésie), puis institutionnalisé à Belgrade, six ans plus tard, le MNA se voulait la « voix des opprimés », dans un monde bipolaire dominé par l’Union soviétique et les États-Unis. C’était l’époque de la guerre froide et des luttes d’indépendance. La page de la décolonisation a été tournée, le mur de Berlin est tombé, mais l’organisation a manqué sa reconversion. Qui se soucie encore des non-alignés ?
Le récent sommet avait précisément pour objectif de « revitaliser le mouvement ». Certes, la notion de « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme n’a plus aucune réalité, mais, dans le contexte actuel de crise mondiale et de guerre totale contre le terrorisme, le MNA a peut-être un nouveau rôle à jouer : refuser l’unilatéralisme américain et la logique manichéenne du « qui n’est pas avec nous est contre nous ». De manière générale, ses membres se montrent fort inquiets des conséquences sur leurs économies d’une guerre américaine en Irak. Plus spécifiquement, les pays musulmans redoutent l’apparition, par réaction, de groupes islamistes incontrôlables. À la mi-mars, les non-alignés auront l’occasion de faire entendre leur voix. Six d’entre eux (Angola, Cameroun, Chili, Guinée, Pakistan et Syrie) siégeant actuellement au Conseil de sécurité, leurs votes seront évidemment décisifs lorsqu’il s’agira de se prononcer sur la deuxième résolution présentée par les États-Unis et la Grande-Bretagne à propos de l’Irak. Sauront-ils en profiter ?
Dans l’absolu, le Mouvement pèse lourd, très lourd : les 116 pays qui le composent représentent 51 % de la population mondiale et occupent les deux tiers des sièges à l’Assemblée générale des Nations unies. Dans les faits, il est difficile d’imaginer rassemblement plus hétéroclite. Certains sont riches, d’autres très pauvres… Certains sont musulmans, d’autres chrétiens ou hindouistes… Leur seul dénominateur commun, si c’en est un, est d’être majoritairement situés « au Sud » et d’être confrontés à des situations économiques (misère, famine) ou politiques (guerre civile) souvent difficiles. Plusieurs se trouvent en première ligne dans la crise ouverte par les attentats du 11 septembre. C’est notamment le cas de l’Arabie saoudite, mais aussi, bien sûr, des trois composantes de l’« axe du Mal » : l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord.
Le seul fait que tant de pays si différents aient ainsi réussi à adopter une position commune est en soi un exploit, même si ce ne fut pas chose aisée. Seule la dénonciation du racisme des pays occidentaux a fait l’unanimité, la condamnation de l’occupation israélienne des territoires palestiniens – dans la grande tradition anticolonialiste du mouvement – suscitant, pour sa part, un relatif consensus. Pour le reste, chaque alinéa, chaque virgule de la déclaration finale a fait l’objet d’âpres débats.
Fallait-il y faire figurer « le soutien et la solidarité à l’Irak en cas d’agression », comme l’ont demandé plusieurs délégations arabes ? Ou, au contraire, insister sur « l’absence de coopération » de Bagdad, comme le souhaitaient Singapour, le Koweït, le Chili et l’Indonésie ? Comment, par ailleurs, interdire aux membres du Mouvement d’accueillir sur leur sol des troupes anglo-américaines, alors que 210 000 soldats ont déjà pris position dans un certain nombre d’entre eux – dans le Golfe notamment ? Comment, enfin, réagir à l’attitude de la Corée du Nord, qui, le deuxième jour du sommet, a choisi de « tester » un nouveau missile, alors que le Mouvement prône la coexistence pacifique, le désarmement et la non-prolifération nucléaire ?
Sur tous ces sujets, il a fallu faire d’importants compromis, ce qui, fatalement, a affaibli la portée de la déclaration finale. Sur d’autres, en revanche, aucun accord n’a été possible. C’est notamment le cas de la définition du « terrorisme », les positions de l’Inde et du Pakistan, en conflit ouvert à propos du Cachemire, étant, sur ce point, inconciliables : New Delhi a proposé une condamnation du « terrorisme soutenu par des États », et Islamabad s’est farouchement opposé à ce que des « mouvements de libération pour le droit à l’autodétermination » puissent être accusés de terrorisme.
Bref, le sommet de Kuala Lumpur a confirmé que le « Sud » est un groupe hétérogène, aux intérêts politiques et économiques très divergents, incapable de surmonter ses dissensions et peinant à exprimer une franche opposition à la toute-puissance américaine. Il est donc réaliste d’estimer que le MNA va poursuivre son lent déclin au profit d’entités plus petites, plus homogènes et plus efficaces, comme l’Asean (Asie du Sud-Est), le Mercosur (Amérique du Sud) ou l’Union africaine. Et que la déclaration finale restera un voeu pieux. Mahathir Mohamad, le Premier ministre malaisien, a d’ailleurs admis, peu après la clôture du sommet, qu’en dépit de cette prise de position commune il n’était pas en mesure de garantir le vote des six pays non alignés au Conseil de sécurité. Seule la Syrie a, pour l’instant, une position claire en faisant connaître son opposition catégorique à la deuxième résolution anglo-américaine. Le gouvernement pakistanais est très opposé à la guerre, dont il redoute les conséquences sur le plan intérieur, mais il aurait fait savoir à la France qu’il n’est décidément pas en mesure de résister aux pressions de la Maison Blanche, sur les positions de laquelle il devrait, en fin de compte, s’aligner. Les autres se montrent d’une extrême prudence : ils attendent de prendre connaissance du texte de la résolution, et de celui du prochain rapport des inspecteurs de l’ONU, pour se prononcer. Qu’ils semblent loin les rêves d’indépendance des pères fondateurs du Mouvement !
Reste qu’à Kuala Lumpur les non-alignés ont pu exprimer leur point de vue librement, à l’abri des pressions américaines et françaises. Au fond, ce XIIIe Sommet aura constitué une formidable tribune. Le contexte international étant ce qu’il est, c’est assurément mieux que rien.

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