La raison du plus fort

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Ce mois de mars qui commence aujourd’hui devrait voir cette interminable avant-guerre s’achever. C’est donc le moment de jauger les deux principaux protagonistes. Où en sont-ils ?

1. À tout seigneur tout honneur : les Américains. Lentes à se mettre en ordre de bataille, leurs armées sont désormais massées tout autour de l’Irak, dans les pays arabes ou musulmans qui entourent la malheureuse patrie de Saddam Hussein : les peuples de ces pays sont, dans leur écrasante majorité, opposés à la guerre ; avec ou sans états d’âme, leurs gouvernements collaborent avec ceux qui ont décidé de la faire : cette dichotomie ne sera pas sans conséquences…

la suite après cette publicité

À Washington, ce qui domine, c’est un sentiment de supériorité ; le langage est celui de l’arrogance : l’un des « doctrinaires » américains de cette première guerre « préemptive » du siècle a froidement déclaré : c’est à nous, Américains, de faire la cuisine, il reviendra aux Européens (et autres), ensuite, de faire la vaisselle !
Un adjoint du secrétaire d’État Colin Powell a été chargé de prévenir son homologue russe, probablement pour le conditionner :
« Nous allons occuper l’Irak, avec ou sans l’accord du Conseil de sécurité. »
Un autre pays membre du Conseil de sécurité de l’ONU a reçu le même message, en termes encore moins diplomatiques :
« Sachez-le bien : vous et les treize autres membres du Conseil de sécurité n’allez pas décider s’il y aura ou non la guerre en Irak : une telle décision nous appartient, et à nous seuls.
Elle a déjà été prise et elle est sans appel. Ne demeure à décider que si oui ou non le Conseil cautionnera et accompagnera notre entreprise. »
Ce genre de propos n’est pas pour redorer le blason des États-Unis. Il met en grande difficulté Blair, Aznar, le gouvernement turc et tous ceux qui ont cru bon de « se mettre dans le sillage du vaisseau amiral américain ».
Un chiffre devrait faire frémir les Américains qui se soucient encore de la réputation de leur pays ; il donne en tous cas la mesure de la dégradation de l’image des États-Unis dans le monde : en Allemagne, où l’Amérique était il y a peu encore à son zénith, 53 % de la population pense que le pays qui constitue la plus grande menace pour la paix a pour nom les États-Unis d’Amérique (l’Irak : seulement 28 %).

La communauté internationale a défini « le crime de guerre » et s’est organisée pour juger (et châtier) ceux qui s’en rendent coupables. Elle devrait se préoccuper, à mon avis, du crime de « déclaration de guerre « préemptive » et non nécessaire », sur le point d’être commis par Bush et Blair.
En attendant d’être jugé (par l’Histoire), ce dernier risque d’ailleurs d’être, après Saddam Hussein, la deuxième victime politique de cette guerre à laquelle la grande majorité de ses concitoyens est opposée.

2. Saddam Hussein : nous consacrons les 32 pages centrales de ce numéro à une grande enquête historique sur l’évolution de cet homme. Il a beaucoup tué et beaucoup détruit. Et un de ses biographes a écrit qu’il devrait avoir pour épitaphe : « Ci-gît un homme qui ne croyait qu’à la force et à la violence. »
Le titre de l’enquête, réalisée par François Soudan, « Un Staline arabe », est-il celui qui convient ? Oui, parce que Saddam s’est donné pour modèle Staline et parce que l’Irakien a fait de son mieux pour égaler le Géorgien par le nombre de victimes. Mais n’est pas Staline qui veut ! Le successeur de Lénine était, lui, d’une extrême prudence : il n’a pas déclenché de guerre et il a gagné celle que lui a imposée Hitler ; il a considérablement agrandi son pays et il est mort dans son lit.
Quant à Saddam, il a perdu les guerres qu’il a délibérément (et inconsidérément) provoquées en 1980 et en 1990 ; ces deux conflits ont détruit ce qu’il avait édifié. Humilié, mis au ban des nations, le pays dont il est le maître vit, depuis près de vingt-trois ans, une longue et pénible descente aux enfers.
Mais tout a une fin : voici Saddam, je pense, en bout de course. Tout le monde voit que sa mauvaise stratégie l’a placé face à un dilemme inouï : ou il accepte de désarmer et facilite ainsi la besogne à ceux qui sont résolus à le tuer et à occuper son pays ; ou il refuse et alors il leur donne l’argument qui leur manque pour justifier leur entreprise et y rallier ceux qui s’y opposent.

À quelques jours de l’épilogue – provisoire – de cette histoire pleine de bruit et de fureur, à l’aube de ce siècle dont on nous ressasse qu’il est celui de la démocratie triomphante et d’une mondialisation prometteuse, que voyons-nous ?
Réunis les 24 et 25 février, à Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, 116 pays du Sud (toute l’Afrique, presque toute l’Asie et presque toute l’Amérique latine, soit 61 % des membres des Nations unies, dont six membres du Conseil de sécurité sur quinze, et plus de 50 % de la population mondiale) se sont déclarés contre la guerre dont les États-Unis et la Grande-Bretagne menacent l’Irak (voir pp. 43-45).
Dans peu de jours, à New York, treize des quinze membres du Conseil de sécurité, dont trois des cinq membres permanents, diront, une fois de plus, avec des nuances, leur hostilité à cette même guerre qu’ils jugent non nécessaire. La France, ou la Russie, ou la Chine ou bien les trois pourront aller jusqu’à utiliser leur « droit de veto ».
Une bonne partie des Américains, la grande majorité des Britanniques, ont déjà fait savoir qu’ils étaient opposés à cette guerre.
L’un après l’autre, les Parlements des pays démocratiques – et la majorité des intellectuels – se sont fait l’écho du refus de leurs peuples, qui battent le pavé sur les cinq continents et envoient en Irak des « boucliers humains » pour tenter d’infléchir les bellicistes.

la suite après cette publicité

En face de cette mobilisation mondiale pour sauver la paix, un petit groupe d’hommes culottés et très puissants : ils dirigent les gouvernements de Washington, de Londres (et de Madrid) et ont décidé qu’ils avaient la raison du plus fort et les moyens de passer outre au sentiment dominant du reste du monde.
Leur chef nominal, et qui n’est qu’un porte-voix manipulé par des faucons plus déterminés que lui, tente de justifier la guerre par « les perspectives grandioses » qu’elle ouvrirait.
Mais il ne connaît pas le pays et la région dans lesquels il aventure son pays, n’est pas compétent et, n’ayant tenu aucune des promesses qu’il a faites depuis deux ans, n’est pas crédible.

Il reste que nous n’avons pas les moyens, hélas ! d’empêcher l’entreprise insensée de cette poignée de dirigeants trop puissants, ni de les convaincre que leur projet est irréaliste. Comment se faire entendre de qui a résolu de ne pas écouter ?
Pour l’heure, nous ne pouvons rien faire d’autre que réfléchir à cette situation sans précédent et nous poser la question : quels moyens faut-il rassembler pour parvenir à la changer ?

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires