La Fausse note de Papa wemba
Incarcéré à Fleury-Mérogis, près de Paris, le musicien congolais est impliqué dans une sombre affaire de trafic de visas. Une activité dont l’artiste aurait fait un vrai fonds de commerce.
Le président de la République démocratique du Congo, Joseph Kabila, de passage à Paris à l’occasion du sommet France-Afrique, les 20 et 21 février dernier, a intercédé en sa faveur auprès de son homologue français Jacques Chirac. Denis Sassou Nguesso et Omar Bongo, les numéros un congolais et gabonais, ont plaidé pour sa mise en liberté immédiate. Jules Shungu Wembadio Pene Kikumba, connu sous le nom d’artiste de Papa Wemba, valait bien une telle sollicitude en pleines discussions sur l’avenir du partenariat entre la France et l’Afrique. L’homme est celui qui, de Paris à Washington, de Londres à Melbourne, de Dakar à Djibouti, fait danser des milliers de fans aux rythmes du soukouss, du zaïko et de la rumba. Et, au-delà de la musique, il est celui qui, par son style vestimentaire et sa façon d’être, a vulgarisé le way of life de la jeunesse de toute une partie du continent. D’où son surnom nullement usurpé de « Johnny Hallyday de l’Afrique centrale ».
Mais l’habit de lumière de la star internationale est, depuis quelques semaines, taché par une sombre histoire de trafic de visas d’entrée en Europe. L’affaire éclate le 14 février, où débarquent à Bruxelles, en provenance de Kinshasa, quinze « musiciens » se faisant passer pour des membres de Viva la musica, le groupe de Papa Wemba, venus en renfort à l’occasion des festivités de la Semaine africaine de Bruxelles.
Après un contrôle poussé, la police des frontières découvre qu’elle a affaire à des candidats à l’émigration se faisant passer pour des musiciens afin d’obtenir des visas d’entrée en Europe. Onze d’entre eux sont immédiatement rapatriés à Kinshasa, les quatre autres ayant introduit une demande d’asile. Après un interrogatoire poussé, l’un des candidats à l’exil craque et fait une révélation grave aux enquêteurs belges : il a versé 3 500 dollars à Papa Wemba, qui lui a fourni les faux documents d’identité et de voyage. Une instruction judiciaire est aussitôt ouverte, confiée au juge bruxellois Jean Coumans.
Papa Wemba se produit, accompagné par cinq musiciens, à la salle bruxelloise de La Madeleine, dans la soirée du samedi 15 février. Il retourne en France, le 17, où il est arrêté dans l’après-midi à sa résidence d’Aulnay-sous-Bois, dans la banlieue parisienne. Non en exécution du mandat d’arrêt international lancé le même jour par le juge belge Coumans, mais sur l’initiative de la police française qui était sur la piste du chanteur congolais pour des faits identiques. Celui-ci est, en effet, dans sa ligne de mire depuis décembre 2000, où il a débarqué à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle flanqué de 216 personnes censées l’accompagner dans le cadre d’une tournée d’un an sur l’ensemble de la France. Convaincus qu’elle est au coeur d’un trafic qui a fait entrer, au cours des dernières années, des centaines de ses compatriotes en France et en Belgique, les enquêteurs français ont mis le téléphone portable de la star sur écoute. L’arrestation sera accélérée par un couac : un rapport d’écoute sur le portable de Papa Wemba a été malencontreusement faxé à l’une de ses sociétés. Le chanteur étant alerté, les policiers ne pouvaient différer leur intervention.
Détenu dans les locaux de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi des étrangers sans titre (Ocriest), il avoue, au bout de quelques heures, avoir perçu 100 000 euros à partir d’une filière d’émigration clandestine de ses compatriotes vers l’Europe. Tout en précisant avoir agi pour des raisons humanitaires. L’artiste est transféré, dans l’après-midi du 20 février, au palais de justice de Bobigny, où le juge d’instruction, Roger Le Loire, le met en examen pour « aide au séjour irrégulier en bande organisée, falsification de documents, obtention indue de documents administratifs et détention de faux ». Conformément aux réquisitions du parquet, il est placé en détention préventive par un juge des libertés, et conduit à la prison de Fleury-Mérogis.
Au grand dam de ses milliers de fans est ainsi privée de liberté une figure de la musique africaine que l’amour de la vie, des beaux costumes et de la fiesta a élevée à la dignité de pape de la Sape (la Société des ambianceurs et des personnes élégantes). Né à la fin des années soixante-dix, avec comme précurseur un Brazzavillois du nom de Djo Balard, ce mouvement prend une grande ampleur dans l’ex-Zaïre et au sein de la diaspora des deux Congos. Phénomène de mode fondé sur une élégance flamboyante, quelquefois exagérée, la sape est, de la coupe de cheveux à la couleur des chaussettes, tout un style vestimentaire, mais également un refus de la pauvreté ambiante, une rébellion contre la dictature de l’abacost – cette veste à col droit imposée par le régime du maréchal Mobutu.
Fou de fringues, boulimique du « bien-paraître », Papa Wemba en devient, tout naturellement, l’icône. À la pointe de la mode et habitué des grands couturiers européens et japonais, il peut se changer deux ou trois fois au cours d’un même spectacle. « Pour avoir une idée de ce que dépense Papa Wemba pour s’habiller, dit son ami Jean-Claude Vuemba, il peut, s’il gagne 100 000 euros, en consacrer 65 000 à des costumes, bijoux et accessoires. »
Comme si le fils du Kasaï, région au centre du Congo, cherchait à se venger de la vie, à guérir de frustrations nées de privations au cours d’une enfance et d’une adolescence pauvres. Il naît le 14 juin 1949 à Lubefu. Aîné d’une fratrie de sept enfants, il est encore bébé lorsque ses parents déménagent à Léopoldville (futur Kinshasa), capitale du Congo encore belge. Son père, qui a combattu dans les rangs de l’armée coloniale au cours de la Seconde Guerre mondiale, s’est reconverti dans la chasse. Sa mère est obligée d’exercer l’activité de pleureuse professionnelle dans les cérémonies funéraires pour subvenir aux besoins d’une famille de plus en plus nombreuse. Elle entraîne régulièrement son fils aîné avec elle ; ce qui exerce la voix de l’enfant et lui inocule très tôt un virus qui refuse de le lâcher jusqu’à ce jour : l’amour de la musique et de la chanson. Mais son père veut qu’il devienne journaliste ou avocat, et veille, jusqu’à sa mort, en 1966, à ce que son fils ne verse pas dans la musique.
Le décès du père est le déclic à une carrière fulgurante qui propulsera Papa Wemba de la chorale de l’église Saint-Joseph de Kinshasa à l’Olympia de Paris, à l’Alexandra Palace de Londres et aux salles de spectacle les plus prestigieuses du monde. Virtuose de l’afropop, il révolutionne la rumba, dans les années soixante-dix, dépasse les précurseurs Joseph Kabasele et Luambo Makiadi alias Franco. En donnant à cette musique plus de rythme, grâce au remplacement des instruments à vent par une batterie et des tonalités électriques. Avec l’apport du lokole (tambour du Kasaï) et de l’ondolé (tambour des griots), Papa Wemba devient, à la tête du groupe Viva la musica, créé en 1977, une star adulée de la diaspora africaine.
Sa carrière internationale décolle lorsqu’il s’installe en France en 1986. Il fait son entrée sur les marchés japonais et américain, via l’Europe, en se liant au label Real World de la star anglaise Peter Gabriel, en 1993. Comme pour suivre la voie de l’autre mégastar africaine, Youssou Ndour. En 1999, deux de ses titres, « Maria Valencia » et « Le Voyageur », sont choisis par le réalisateur italien Bernardo Bertolucci pour illustrer son film Paradiso e inferno. Après avoir reçu à New York le trophée du meilleur chanteur africain en 2001, il termine cette année en remplissant les 16 000 places de Bercy la nuit de la Saint-Sylvestre. Avant de réunir 12 000 personnes au stade des Martyrs de Kinshasa, en juillet 2002, pour fêter ses trente ans de carrière.
Comment une vedette de cette pointure peut-elle être attirée par les bénéfices d’un vulgaire trafic de visas ? Papa Wemba n’a pas la surface financière d’un Youssou Ndour, qui fait fructifier les recettes de ses succès musicaux dans de nombreuses affaires (voir J.A.I. n° 2198). Il a certes quelques propriétés immobilières (quatre maisons dans les beaux quartiers de Kinshasa, un immeuble de trois niveaux à Molembeeck, un quartier de Bruxelles, un pavillon – en location-vente – où il habite dans la banlieue parisienne) et un parc automobile riche d’une dizaine de voitures de luxe. Mais les cachets qu’il engrange au fil de ses multiples concerts suffisent à peine à entretenir la centaine de personnes dont il s’entoure (musiciens, parents, amis, courtisans…). En bon patriarche, Papa Wemba assume son rôle de chef coutumier du village Molokaï, du nom du pâté de maisons à Kinshasa où il a démarré sa carrière. Dignitaire bantou jusqu’à la caricature, il entretient, en dehors de son épouse légitime, Rose alias Amazone, avec qui il a huit enfants, des dizaines de « femmes » à Kinshasa, à Paris, à Bruxelles… Parmi lesquelles la réputée Sharoufa, alias La Reine de Bruxelles, gérante de La Référence, la boîte de la diaspora africaine dans la capitale belge. La progéniture du pape de la Sape est estimée à une vingtaine d’enfants, certes loin du record, une cinquantaine, établi par Tabu Ley Rochereau.
Ce train de vie est difficilement compatible avec des ressources provenant exclusivement de la musique. D’autant que, comme l’indique l’enfant terrible du soukouss, Lutchiana 100 %, « ce sont les producteurs véreux qui profitent le plus de la musique congolaise. Les artistes jouent dans les grandes salles pour le prestige. Les cachets sont insignifiants. Nous sommes obligés de faire du « griotisme » pour gagner de l’argent. En citant dans nos chansons des personnalités qui paient entre 1 500 et 7 500 euros pour entendre leur nom. »
Est-ce pour cela que presque tous les musiciens congolais, sinon africains, cèdent au juteux business des visas ? Parmi les derniers exemples d’artistes épinglés dans ce type de trafic, celui de Zaïko Langa Langa, dont le concert prévu au Zénith, à Paris, en juillet 2002, a été annulé… Ce dernier incident a d’ailleurs valu son poste à l’ambassadeur de France à Kinshasa.
Le phénomène n’était donc pas méconnu des autorités françaises. Ce qui fait dire aux amis de Papa Wemba que celui-ci sert de bouc émissaire à un moment où l’Europe veut montrer sa fermeté sur la question de l’immigration clandestine.
Le séjour en prison du pape des « sapeurs » suscite beaucoup de réactions. Surtout depuis l’admission pour quelques heures, le 21 février, à l’hôpital Jean-Verdier de Bondy, de son épouse Rose, victime d’une grave dépression. Une épreuve suivie de son interpellation, le 26 février, par la police de Bobigny, qui la soupçonne d’être impliquée dans l’affaire. À Kinshasa, les fans ont encerclé l’ambassade de France, dès que la nouvelle de l’arrestation de leur idole est tombée, pour exiger son élargissement. Jean-Jacques Goldman et Johnny Hallyday, deux grandes figures de la musique française, par ailleurs amis personnels de Papa Wemba, s’activeraient de leur côté. Selon des sources proches du dossier, une caution de 80 000 euros aurait été requise, le 21 février, pour sa libération conditionnelle. La communauté congolaise serait mise à contribution pour réunir cette somme.
Au-delà de l’affaire Wemba, les professionnels s’inquiètent des mesures que les autorités européennes sont susceptibles de prendre à l’encontre des artistes subsahariens. Elles risquent de freiner la promotion de la musique africaine sur le marché des pays développés. Les admirateurs de Papa Wemba, pour leur part, déplorent le coup porté par cette affaire à son image et l’impact qu’elle aura sur la suite de sa carrière. D’autant qu’elle est intervenue à une période où le musicien n’était pas au mieux de sa forme. Son dernier disque, Bakala tia kuba, arrivé sur le marché au début de 2002, n’a enregistré que 10 000 ventes. Pendant que celui de son compatriote Werrason, À la queue leu leu, en est à 110 000 exemplaires deux mois seulement après sa sortie. Mais, comme le laisse entendre le titre de son dernier album (Bakala tia kuba signifie, en kikongo, un « homme fort et inébranlable »), le roi de la rumba et de la Sape semble plier pour laisser passer l’orage, mais sans rompre.
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