Kufuor au charbon

Les mesures d’austérité se multiplient depuis le changement à la tête du pays en janvier 2001. Si la population les accepte, c’est que le chef de l’État est non seulement un économiste chevronné, mais aussi un expert en communication.

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 6 minutes.

Solomon tourne la clé de contact. Le moteur cesse de ronronner. Coincé dans les embouteillages d’Accra, le chauffeur de taxi ne veut pas gaspiller une goutte d’essence. Il essuie son visage ruisselant de sueur et lâche un long soupir. Depuis le 20 janvier, le prix du gallon (3,785 litres) a presque doublé, et Solomon doit maintenant le payer 20 500 cedis (1 500 F CFA), contre 10 500 (772 F CFA) un mois auparavant. Nombreux sont les habitants de la capitale qui se sont rabattus sur les trotros, de petits véhicules de transport collectif, puisque les bus municipaux se font exceptionnels. Quant aux taxis qui réussissent encore à travailler, il est bien rare que leur réservoir soit rempli de plus d’une demi-douzaine de litres. Le coût d’un plein – environ 300 000 cedis (22 000 F CFA) -, c’est ce qu’ils peuvent gagner difficilement en une semaine.
Au même moment, ce 13 février, dans les nouveaux bâtiments du Parlement, le chef de l’État ghanéen, John Agyekum Kufuor, prononce son discours annuel et présente aux parlementaires « l’état de la nation ». C’est la deuxième fois que le président se plie à l’exercice depuis son arrivée au pouvoir le 7 janvier 2001, à la suite d’élections démocratiques en décembre 2000.
John Kufuor a parfois du mal à se faire entendre au milieu des sifflets et des quolibets des représentants de l’opposition. Les parlementaires les plus agités forment les rangs du National Democratic Congress (NDC), parti de l’ancien président Jerry Rawlings, qui compte 90 députés, contre 101 pour la formation de Kufuor, le New Patriotic Party (NPP).
C’est que le bilan du président est loin d’être brillant. La situation du pays était catastrophique à son arrivée, comme il a tenu à le rappeler, et deux ans ne suffisent pas pour renverser complètement la tendance. C’est pourquoi « le gouvernement a dû démarrer la nouvelle année en prenant des décisions difficiles, mais nécessaires », dit-il d’entrée. Le refrain est maintenant connu des Ghanéens. Les mesures impopulaires s’enchaînent depuis le début de l’année 2001. Et, curieusement, elles n’ont pas (encore) déclenché de fureur collective. Depuis que le gouvernement s’est lancé dans un processus de réformes sévères, destinées à assainir les finances publiques et à rétablir une relative stabilité des fondamentaux de l’économie, Kufuor a déployé des efforts d’ingéniosité pour faire comprendre à la population que c’est pour son bien que l’électricité est devenue 60 % plus chère, ainsi que l’eau et le téléphone, et que les deux premières hausses du prix de l’essence seront bientôt suivies d’une troisième. Le nouveau président, en plus de ses qualités évidentes d’économiste, semble maîtriser aussi les ficelles de la communication.
À chaque nouvelle décision, c’est sur des colonnes entières dans les quotidiens que les ministres répondent aux questions des journalistes. Des interviews à la télévision viennent compléter le dispositif. La dette de la raffinerie de Tema (TOR, pour Tema Oil Raffinery) a été, par exemple, exposée en long et en large par les représentants du gouvernement. Supérieur aux ressources bancaires de tout le pays, l’endettement menaçait la TOR de faillite, et c’est la raison pour laquelle il a fallu partager les frais de transformation du pétrole avec les consommateurs. La pilule est dure à avaler, mais, au moins, on sait pourquoi.
Le ministre des Finances, Yaw Osafo-Maafo, avoue d’ailleurs : « La situation économique et sociale est critique, et les deux mois qui viennent ne seront pas faciles. Les syndicats demandent des augmentations de salaires. Mais nous ne pouvons pas leur donner cet argent. Je vais donc les rencontrer pour en discuter. »
Dialogue et transparence. Voilà les deux mots-clés de l’administration Kufuor. Le président donne même des conférences de presse avec les journalistes ghanéens, répondant à leurs questions « autrement que sous la forme d’un monologue, comme le faisait Rawlings », s’exclame l’un d’entre eux. Résultat ? Les médias sont magnanimes. S’ils retranscrivent également le discours de l’opposition, ils ont des égards pour le président.
Ces jours-ci, faire la différence avec le NDC est important pour le parti de Kufuor. Deux députés du parti au pouvoir sont morts en février dans des accidents de voiture, un fléau au Ghana. Deux sièges sont donc vacants au Parlement, et un troisième pourrait également être à nouveau disputé prochainement. Si le NDC gagne ces sièges, le NPP n’aura plus la majorité, et, pour la première fois dans l’histoire du Ghana, le gouvernement ne sera pas soutenu par le Parlement. Kufuor insiste : « Je suis touché que tant de Ghanéens aient compris notre besoin d’appliquer cette politique et soient prêts à accepter la difficile situation qui est la nôtre. »
À ce moment-là, Solomon a redémarré le moteur de son taxi. Son chemin passe devant l’ancien bâtiment du Parlement. Si le vacarme de la circulation était moins fort, il pourrait presque entendre l’histoire qu’Angelina Adwoa Agyekumwaah raconte à ce moment-là aux neuf juges de la Commission nationale de réconciliation (NRC-National Reconciliation Commission), qui a commencé ses auditions le 14 janvier. Instaurée par Kufuor, la Commission, qui devrait en un an entendre près de trois mille témoins, est destinée à fermer définitivement les plaies du passé. Les personnes qui ont été victimes de violences ou de mauvais traitements pendant les périodes de régime militaire ou lors des coups d’État, nombreux dans l’histoire du Ghana, ont ainsi la possibilité de venir s’exprimer et, le cas échéant, de recevoir les excuses de leurs bourreaux, qui sont également convoqués aux audiences.
Reconnue d’utilité publique, la Commission est pourtant au centre d’une polémique que Kufuor a tenu à calmer lors de son discours. Jugements partiaux, dénigrement systématique de Jerry Rawlings et des gouvernements précédents… les critiques contre la Commission tournent surtout autour de la crainte qu’une telle initiative, inspirée de la Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine, ne réveille des rancoeurs inutiles. D’autant que, pour le moment, aucune réparation n’a été prévue, les victimes pouvant seulement espérer recevoir des excuses. Selon le gouvernement, pour repartir sur de bonnes bases, c’est déjà beaucoup, et la Commission, loin de vouloir s’acharner sur les anciens dirigeants, s’inscrit dans le cadre de la transparence qu’il s’impose.
C’est d’ailleurs le premier ministre de la Jeunesse et des Sports de Kufuor qui a fait les frais de la nouvelle politique de « tolérance zéro » lancée par le président. Accusé de corruption, il a été limogé trente jours après la formation du gouvernement, le 14 mars 2001, avant d’être livré aux tribunaux.
D’abord choquée, la population a commencé à accepter les idées de rigueur politique et économique que le président tente d’ancrer dans les moeurs du pays. Les conditions de vie des Ghanéens ne se sont pas encore vraiment améliorées par rapport aux dernières années du règne de Rawlings. Mais le gouvernement Kufuor entérine l’entrée du Ghana dans la démocratie après la première alternance démocratique de la IVe République.
Kufuor a fini son discours. Il est applaudi dans les rangs de son parti tandis que les députés de l’opposition continuent leurs huées.
Solomon, lui, poursuit sa journée. Direction : une pompe à essence Shell, Total ou Texaco. La queue sera longue. Il faudra encore attendre dans la chaleur. Le lendemain, il achètera le Daily Graphic à un des nombreux vendeurs à la sauvette qui pullulent dans les rues d’Accra. Le journal aura titré en gros : « Ralliement derrière le gouvernement », et en petit : « Discours sans enthousiasme », citant le porte-parole des partis minoritaires au Parlement, John D. Mahama. Si l’essence est chère, la liberté d’expression, au moins, existe.

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