En attendant l’Apocalypse

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 4 minutes.

Si la guerre n’approchait, elles ne seraient pas là, dans le hall des grands hôtels ou le très austère centre de presse, ces hordes de journalistes et de cameramen. CNN, CBS, la BBC, les chaînes françaises, Al-Jazira… Toutes les grandes chaînes sont là. Bagdad commence à ressembler à Beyrouth, Gaza ou Jérusalem, aux heures de crise.
Des délégations étrangères arrivent sans discontinuer. Elles viennent du Japon ou de Turquie, d’Amérique ou de Russie. Beaucoup tiennent des conférences de presse qui ressemblent à des meetings. On y croise indifféremment un évêque anglican, Miss Allemagne ou des parlementaires français. Beaucoup de vedettes des médias ou du spectacle. Quelques hommes politiques aussi : « Vous arrivez ? Je repars… »
Il y a aussi des hommes et des femmes généralement inconnus, qui, avec l’aide des autorités irakiennes, s’efforcent de capter l’attention des journalistes : ce sont les « boucliers humains ». Rien à voir avec les otages utilisés par les Irakiens, avant la guerre du Golfe, pour défendre leurs « sites stratégiques ». Ceux-là sont des volontaires, presque des professionnels. Ils ont « fait » les conférences de Porto Alegre, les manifs de Gênes contre la mondialisation, celles de Seattle avec José Bové… Ils vont se rendre là où auront lieu les premiers bombardements. On les écoute avec respect, mais aussi avec une certaine gêne : qui peut imaginer que les stratèges américains se soucieront de leur sort au moment de planifier la phase aérienne de la guerre ?
Décidément, le Bagdad de 2003 ne ressemble pas à celui de 1991. Il y a douze ans, l’Irak était seul. « Le monde entier contre Saddam Hussein », titraient les journaux. Aujourd’hui, dans toutes les grandes villes du monde, les manifestions antiguerre se multiplient. Même ici, à Bagdad, c’est le défilé des solidarités… Inutile, pourtant, de se bercer d’illusions. Même le calme des rues et le flegme des passants suggèrent, pathétiquement, la fatalité de la guerre.
Et puis, il y a l’envers du décor. Ce qui se vend le mieux ici, ce sont les bouteilles d’eau minérale. Dans beaucoup de familles, on les achète à l’unité. Dans d’autres, un peu plus aisées, par pack de quatre ou de huit. Tout le monde sait d’expérience que les premiers bombardements détruiront les canalisations… Les rations alimentaires pour les six prochains mois ont été distribuées. Les plus impécunieux les ont déjà revendues. Ceux qui en ont les moyens empilent les boîtes de conserve dans leur cuisine. Mais c’est dans les ventes aux enchères qu’on prend le mieux conscience de l’état calamiteux du pays. Les Bagdadis, à bout de ressources, y vendent tout et n’importe quoi : une veste, un lot de trois cravates, un fauteuil, un portrait de famille, une robe de mariée…
La guerre est peut-être pour la semaine prochaine, mais la vie continue. Les fonctionnaires des Affaires étrangères ont pour consigne de ne fournir sous aucun prétexte un argument aux Américains pour déclencher les hostilités. Une obsédante bataille de retardement menée sous la conduite du général Amar el-Saadi, l’un des plus brillants chefs de l’armée. Mais l’échéance approche. Le Conseil de sécurité de l’ONU sera très prochainement appelé à se prononcer sur la nouvelle résolution anglo-américaine. Sera-t-elle adoptée ? Les diplomates irakiens comptent et recomptent les voix, mais l’un d’eux, un ancien représentant irakien à l’ONU, ne cache pas son pessimisme : selon lui, les États-Unis réussiront à s’assurer les neuf voix nécessaires…
Un sursaut national est-il envisageable ? La détestation d’un ennemi qui, douze ans durant, a déjà imposé aux Irakiens un insupportable blocus l’emportera-t-elle sur l’immense fatigue physique et morale qui paraît s’être emparée du pays ? Le moment de vérité approche. En attendant, laissons la parole à trois intellectuels irakiens.
Le premier ne doute pas de l’arrivée imminente des Américains et estime que, conformément à leurs grands principes, ils laisseront la liberté s’instaurer en Irak. Il sait qu’il faudra en passer par de très dures épreuves, mais a bon espoir en l’issue finale. Mais pourquoi les Américains se comporteraient-ils en libérateurs, alors qu’ils font exactement le contraire en Palestine ? « Je sais, répond-il, mais j’espère quand même… »
Le deuxième est membre du Baas depuis toujours. Il ne regrette pas un instant d’avoir, sa vie durant, combattu l’islamisme rétrograde et lutté pour la modernisation du pays, mais s’alarme : demain, à cause de cette guerre, nationalistes et modernistes vont se retrouver dans le même camp que les islamistes. Parce que tous seront confrontés au même avenir. « Pas moi », jure-t-il, convaincu que son combat, sinon sa vie, va bientôt s’achever.
Pour le troisième, cette guerre est un point de départ historique. Le début de la révolte contre l’impérialisme de l’unique superpuissance mondiale que sont devenus les États-Unis. Peut-être est-il paradoxal, étrange au moins, que cette révolte commence en Irak, qui n’est pas a priori le terrain le plus favorable, mais c’est aussi un honneur, juge-t-il. En tout cas, c’est ainsi.
Car, au-delà des espoirs et des désespoirs, ce qui prévaut ici, c’est sans doute le sentiment de la fatalité.

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