Bonnes intentions et vieux demons

Russie. La gestion du président Vladimir Poutine redonne peu à peu confiance aux investisseurs. Mais, entre corruption et collusions politico- économiques, le pays n’est pas débarrassé des travers dont il est coutumier.

Publié le 4 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Le grand gagnant, sur le plan économique, de la redistribution des cartes qui s’opère depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001 contre les États-Unis est la Russie de Vladimir Poutine. Car celui-ci n’en a pas seulement profité pour faire avaliser par l’Occident sa politique répressive en Tchétchénie, sous couvert de lutte contre l’islamisme. En échange d’un ralliement à « l’axe du Bien », le président russe s’est vu décerner un label de civilité qui commence à rassurer les investisseurs. Ainsi, le troisième pétrolier mondial, British Petroleum (BP), a décidé, le 11 février, d’investir 6,3 milliards d’euros pour créer avec le russe TNK une entreprise qui deviendra le numéro trois du pétrole russe. Il faut dire que les perspectives d’une guerre en Irak ont poussé les cours du baril au-delà des 30 dollars. Soit le double du cours à partir duquel les dollars rentrent à flots dans les caisses de Moscou. Le Fonds monétaire international (FMI) a calculé que 1 dollar de plus par baril lui fait gagner 0,5 point de croissance. Oui, la Russie se porte mieux – et même presque bien – par rapport à l’effondrement monétaire et économique qu’elle a subi à l’été 1998.
À vrai dire, c’est la macroéconomie russe qui a viré au rose. Ce que l’on appelle les « fondamentaux » ont cessé de donner la frousse aux banquiers et aux investisseurs de la planète. Malgré la médiocrité de la conjoncture internationale, la Russie a réalisé, en 2002, une croissance très honorable de 4 %. Les rentrées de devises ont gonflé de façon spectaculaire les réserves de change, qui ont dépassé les 40 milliards de dollars. L’excédent courant s’est élevé à 10 % du Produit intérieur brut (PIB). Les recettes budgétaires de l’État central s’améliorent fortement et passent de 11 % du PIB en 1998 à 17 % en 2001. Pas étonnant que le ministre des Finances Alexeï Koudrine ait remboursé par anticipation un bon morceau de la dette obligataire en devises au premier trimestre 2002 et que la perspective du remboursement en 2003 de quelque 17,3 milliards d’euros ne suscite aucune inquiétude.
En le faisant savoir à grand renfort de trompettes, l’équipe Poutine a mis de l’ordre dans la datcha. La gestion saine des entreprises et la transparence sont devenues les leitmotiv officiels, et cela semble crédible, puisque le Groupe d’action financière (Gafi) a retiré la Russie de la liste des pays qui traînent les pieds en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. L’État fédéral affiche un impressionnant travail législatif et réglementaire pour remettre les pendules à l’heure : code fiscal, droit de propriété foncière, code du travail, réforme des retraites, droit des faillites, etc. Par exemple, les entreprises ne déposaient pratiquement jamais leur bilan : de 200 en 1995, le nombre des faillites a explosé pour atteindre 42 000 en 2001. Paradoxalement, c’est un progrès, car cela permet enfin aux créanciers de récupérer une partie de leur argent. D’autre part, les impayés des entreprises à l’égard de leurs salariés, du fisc, des organismes sociaux ou de leurs fournisseurs – défaillances qui avaient provoqué le développement du troc – reculent de 48 % du PIB en 1998 à 18 % en 2001.
Devant tant de bonnes nouvelles, les acteurs économiques ont recommencé à faire confiance au pays. Ce sont les Russes qui ont été les premiers à y croire. L’apparition d’une classe moyenne a déclenché une ruée sur les biens de consommation dont profitent les magasins du suédois Ikéa, de l’allemand Metro et du français Auchan, qui avaient anticipé le phénomène. Pour l’heure, cette embellie est essentiellement localisée dans la capitale, car le revenu mensuel moyen y est quatre fois supérieur à celui du reste du pays. Encouragées par la réduction de l’impôt sur le revenu de 35 % à 24 % et par la baisse de l’impôt sur le chiffre d’affaires de 4 % à 1 %, les entreprises occidentales se sont laissé gagner par l’optimisme. Les investissements étrangers ont augmenté d’un quart en 2002 et atteint 5 milliards de dollars. Danone et Heineken ont sauté le pas, tout comme Renault qui pourrait bien annoncer, dans les prochaines semaines, qu’il construira sa voiture à 5 000 euros à Moscou. Michelin suivrait dans la foulée.
Mais il n’y a pas que du rose dans le panorama économique russe, et il faut bien reconnaître que le gris demeure la couleur dominante pour trois raisons : la « tyrannie » pétrolière, la corruption généralisée et la montée de nouveaux oligarques.
Effectivement, les produits pétroliers dopent l’économie russe, mais ils l’écrasent aussi. Alors qu’ils représentaient 28 % des exportations en 1995, la reprise de la production et la poussée des cours ont porté ce chiffre à plus de 40 %. Certes, la Russie est devenue le deuxième producteur mondial derrière l’Arabie saoudite, mais le gaz et le pétrole captent la moitié de l’investissement industriel du pays : BP, on l’a vu plus haut, s’implante ; Total a racheté 52 % du gisement de Vankor en Sibérie ; Shell parle de s’associer avec Gazprom. La manne pétrolière apporte un quart du budget national, ce qui signifie que désormais tout dépend du cours du brut. Qu’il tombe en dessous de 15 dollars le baril et la Russie risque de connaître à nouveau les affres d’une dette impayée et d’un appauvrissement de ses citoyens. L’économie russe est en train de devenir « rentière », c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’autre ressort que le secteur des matières premières.
Tant que les fonctionnaires continueront à s’approprier, sous forme de pots-de-vin, l’équivalent de 70 % des recettes budgétaires du pays, selon la fondation russe Indem, une association non gouvernementale, il sera difficile de croire le pays guéri de la corruption endémique. Cette dimension explique en grande partie la 135e place obtenue sur 156 pays analysés par le Wall Street Journal en matière d’accueil des investissements. La Russie arrive derrière le Yémen !
D’autant que les faillites profitent systématiquement à une nouvelle génération d’oligarques. Vladimir Poutine a chassé du Kremlin les Berezovski ou Goussinski, mais il laisse faire de jeunes loups comme Mikhaïl Khodorkovski, le patron sans scrupules du pétrolier Ioukos. Ces nouveaux venus profitent des faillites pour racheter à tour de bras des terres agricoles ou des firmes automobiles et se constituent des conglomérats impressionnants avec la complicité d’une justice sensible aux pressions. L’opacité de l’actionnariat et des comptes de ces baronnies économiques est totale : huit groupes contrôlent 85 % de l’économie. On note aussi que le patron de Norilsk Nickel, celui du pétrolier Sibneft et celui du diamantaire Alrosa sont devenus gouverneurs de région. De là à redouter des collusions politico- économiques, il y a un pas que franchissent beaucoup d’analystes occidentaux et qui explique que la patrie de Staline reçoive dix fois moins d’investissements directs étrangers que celle de Mao. Non, la confiance n’est pas vraiment restaurée, et Vladimir Poutine devra imposer à ses entrepreneurs et à ses banquiers des comportements plus conformes aux habitudes commerciales et financières du reste du monde, s’il veut séduire les hommes d’affaires occidentaux.

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