Une élection au forceps

Le Sud-Coréen Jong-Wook Lee a été élu directeur général de l’Organisation mondiale de la santé. Une victoire obtenue après huit tours de scrutins, avec deux voix d’avance sur Peter Piot, le directeur exécutif de l’Onusida .

Publié le 4 février 2003 Lecture : 8 minutes.

«Nous avons perdu ce match aux tirs au but. » Ainsi s’exprimait, mardi 28 janvier, un membre de l’équipe du candidat belge Peter Piot, après sa défaite face au Sud-Coréen Jong-Wook Lee, nouveau directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), après avoir été, jusqu’ici, directeur exécutif du programme tuberculose. La comparaison avec le football n’est pas usurpée : par deux fois, alors qu’ils étaient seuls en lice, ils sont arrivés ex aequo, seize voix chacun sur les trente-deux que compte le Conseil exécutif de l’agence onusienne. Jusqu’à ce qu’un pays retourne sa veste, pour finalement porter le Sud-Coréen au plus haut poste de la santé publique mondiale.
Cette élection était l’élément phare de la 111e session du Conseil exécutif de l’OMS, qui s’est déroulée du 20 au 28 janvier à Genève, en Suisse. Elle a totalement occulté les autres sujets, comme le vote du budget, le suivi de la session extraordinaire des Nations unies sur le VIH/sida, l’éradication des stocks de virus varioliques ou la nomination du nouveau directeur régional pour les Amériques. Mais ce sont autant de questions sur lesquelles Jong-Wook Lee devra se pencher dès le 21 juillet, date à laquelle il succédera à Gro Harlem Brundtland, en poste depuis juillet 1998, après la confirmation de son élection par l’Assemblée mondiale de la santé, en mai.
Des dossiers épineux, mais incontournables, l’attendent : la poursuite de la réorganisation de l’OMS engagée par la Norvégienne ; la gestion de l’épidémie de sida, que de nombreux États souhaiteraient voir davantage intégrée au giron de l’OMS, sans pour autant faire disparaître l’Onusida ; la lutte contre le tabagisme, cheval de bataille de Brundtland ; l’éradication de la poliomyélite prévue pour 2005 ; ou encore l’engagement dans la réglementation commerciale sur les médicaments. Pour autant, Lee a prévenu : « Aucune révolution, aucune mesure brusque, tout en douceur. » Ses adversaires traduisent : « En gros, il ne fera rien. » Il serait toutefois dommage que le Sud-Coréen brise l’élan insufflé par Brundtland, après dix années de gestion calamiteuse du Japonais Hiroshi Nakajima, directeur de 1988 à 1998. Réorganisation structurelle, début d’assainissement des comptes, changement complet à la direction exécutive, et, surtout, inscription de la santé à l’agenda des plus grands, notamment du G8, comme condition sine qua non du développement. Sous Brundtland, l’OMS a reconquis sa « crédibilité » perdue. Elle joue pour la santé un rôle comparable à celui du Conseil de sécurité pour la paix dans le monde. Il est souhaitable que cette légitimité soit réaffirmée sous Lee. Il paraissait pourtant l’un des candidats les plus malléables. Encore une fois, le système de vote de l’OMS, totalement secret, aucunement fondé sur un programme mais sur des forces géopolitiques et, entend-on dans les couloirs, sur des distributions ciblées de cadeaux (réminiscence de la deuxième élection de Nakajima, en 1993, où la corruption a été avérée ?), a montré ses limites, en intronisant celui qui était simplement le plus consensuel.
La chasse aux voix a commencé dès le jour où Brundtland a déclaré que, contre toute attente, elle ne serait pas candidate à un deuxième mandat. Elle n’a donné aucune explication, même si certains se sont empressés de lui attribuer un cancer à un stade très avancé, ou une autre ambition onusienne. Neuf candidats s’étaient alors engagés : Lee ; Joseph Williams, ancien Premier ministre des îles Cook ; Ismaïl Sallam et Karam Karam, anciens ministres égyptien et libanais de la Santé ; Djamil Fareed, cardiologue mauricien ; Julio Frenk Mora, ministre mexicain de la Santé ; le Belge Peter Piot, directeur exécutif de l’Onusida ; Pascoal Manuel Mocumbi, Premier ministre du Mozambique ; et Awa Marie Coll Seck, ministre sénégalaise de la Santé. Le Mauricien a finalement retiré sa candidature, tout comme la seule femme en course, la veille du vote préliminaire, officiellement après que l’Union africaine eut apporté son appui au Mozambicain.
À la chasse aux soutiens alors engagée, l’intox règne, la visibilité est gage de réussite, mais les alliances se défont aussi vite qu’elles se font. Frenk et Mocumbi étaient, début janvier, incontestablement favoris d’une lutte bipolaire : le Mexicain, alors soutenu par les États-Unis, représentait la santé privée et ultralibérale, et Mocumbi la santé publique pour tous et l’accès aux médicaments essentiels. En embuscade, Lee était « outsider en titre ». À chaque suspension de séance du Conseil exécutif, les équipes des candidats organisaient de petites réunions en aparté afin de battre le rappel des votes. Face à ces conciliabules, les spéculations allaient bon train. Même si la désignation de l’heureux élu se déroule dans le plus grand secret : à une semaine du vote final, une présélection a lieu à huis clos. Chacune des trente-deux délégations siégeant au Conseil exécutif choisit cinq candidats parmi tous les postulants. Ensuite, une semaine plus tard, chaque membre du quintet est auditionné individuellement. Puis le vote final a lieu à nouveau à huis clos.
Après le vote préliminaire, qui a vu ces trois candidats rejoints dans le dernier carré par Piot et Sallam, la donne a changé. Le Belge est monté en puissance et a endossé le costume de favori, aux côtés de Mocumbi, Frenk se retrouvant hors jeu au profit de Lee. Si le Mozambicain a conservé son image, Lee a porté la casquette de l’ultralibéral, et Piot s’est posé en candidat de la santé publique, la renommée en plus. Il a entrepris, entouré d’une équipe réputée et rompue à ce genre d’événements, de grappiller les voix une à une, au Nord comme au Sud. Après l’Italie et la Russie, il a acquis l’appui officiel du Gabon, et officieux d’autres États africains, qui, pourtant, soutenaient publiquement le Mozambique. À ce petit jeu, il convenait d’avoir des postes d’influence à distribuer. Une délégation africaine s’est ainsi présentée comme très indécise, attendant visiblement de pouvoir comparer la nature des emplois proposés pour choisir son camp. D’autres États avaient fait très tôt leur choix, mais préféraient ne pas l’ébruiter. Les décisions prises en pleine nuit, notifiées par un appel téléphonique et accompagnées d’une interdiction absolue de discussion dans les couloirs entre l’équipe du candidat et celle du pays, n’étaient pas rares.
Mais que valent ces engagements ? Le système de vote, d’une opacité totale, apporte souvent des surprises. En janvier 1998, le candidat africain, Ebrahim Samba, actuel directeur du bureau régional pour l’Afrique de l’OMS, avait obtenu… zéro voix, alors que sept votes – africains – lui avaient été promis. Cette fois, c’est le Belge qui en a fait les frais. Quand il s’est agi de départager les deux candidats, au huitième tour de scrutin, un État a basculé vers Lee. Cet « indécis » ne peut être qu’un pays qui dispose de suffisamment de puissance pour ne pas attendre d’un candidat un poste d’influence, ou un autre témoignage de reconnaissance. En conséquence, ce ne peut être que la Russie, les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Ce qui, selon un observateur, s’explique parfaitement. Les règles qui régissent le vote à l’OMS sont empreintes de toutes les tensions actuelles. La Grande-Bretagne est aux côtés des États-Unis au sujet de l’Irak ? Qu’à cela ne tienne : même si leurs systèmes de santé publique sont différents, ils s’associent également à l’OMS. Le Brésil soutient-il Mocumbi, puis Piot, après son éviction au troisième tour ? Les pays libéraux votent contre le Brésil, un pays qui cause trop de problèmes à l’Organisation mondiale du commerce. Et l’Afrique a commis une erreur : une semaine avant l’élection, elle a proposé une Libyenne pour la direction de la Commission des droits de l’homme. Les États-Unis n’ont pas pardonné.
Pour l’Afrique, la déception est grande. Lee, qui dit la « porter dans son coeur » et qui en fera « une priorité d’autant plus honnêtement qu’il ne pourra être taxé de communautarisme », la connaît mal, et bénéficie du soutien des États-Unis et de l’industrie pharmaceutique, un fardeau un peu lourd à porter pour convaincre d’humanitarisme. En témoigne son parcours au sein du programme tuberculose de l’OMS, baptisé « Stop Tb ». Nommé il y a deux ans, il l’a peu à peu cédé à la Banque mondiale, sous la forme d’un partenariat public-privé comme l’agence onusienne les développe tant. Une ancienne partenaire de « Stop Tb » raconte que la Banque avait le dernier mot pour tout, y compris sur la teneur des articles dans les publications internes. Lee a laissé faire. À son arrivée, le personnel du programme y a vu une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c’est qu’il est gestionnaire, et donc qu’il laissait le terrain et le concret aux spécialistes ; la mauvaise, qu’il n’y connaissait rien, et qu’il était donc influençable. La tuberculose n’est d’ailleurs pas la seule à avoir connu ce régime de partenariat : la vaccination également, et Lee a annoncé vouloir multiplier ces initiatives. Sous l’ère Brundtland, les maladies transmissibles sont sorties du giron de l’OMS, laissant la place à ses priorités, le tabac ou les maladies mentales. Ce ne sont pas celles de l’Afrique.
Piot, lui, connaît bien le continent, pour avoir participé à la découverte du virus Ebola, pour y avoir fait du terrain, et pour être depuis sept ans à la tête de l’Onusida. Il connaît ses maux, ses souffrances et ses priorités. Lee sera très efficace en matière de bureaucratie, de respect du budget. Piot l’aurait sûrement été sur le terrain, et, on peut le supposer, plus que son concurrent. Toutes les délégations africaines l’admettent : seuls deux candidats connaissaient et auraient réellement fait de leur continent une priorité, le Mozambicain et le Belge. Même Alexandre Manguele, du ministère mozambicain de la Santé, soulignait que, son candidat éliminé au quatrième tour après l’éviction de Sallam et de Frenk, Piot était l’homme de la situation. Plus au nord du continent, on estime que Mocumbi n’a pas suffisamment assuré la cohésion de l’Afrique, provoquant la dispersion des voix. Les Brésiliens espèrent diplomatiquement que Lee a entendu l’Afrique et qu’il a compris qu’à une voix près il disparaissait de la scène. Sans être dupes : « Lee n’est aucunement le candidat des pays en développement. »
Ses détracteurs reconnaissent quand même que Jong-Wook Lee est un bon gestionnaire, un bon médecin de santé publique. Mais l’OMS avait-elle besoin d’encore un peu plus de bureaucratie, à l’heure où les critiques fusent sur ce système de vote on ne peut plus opaque ? Lee le sait. Aussi s’est-il engagé à réduire le budget du siège genevois pour augmenter celui des représentations nationales, jusqu’à 75 % du total en 2005. Il affirme vouloir décentraliser la prise de décision. Il faut lui laisser sa chance. À l’Onusida, si l’on souhaitait évidemment la victoire du patron, Piot, nul doute qu’aujourd’hui on doit se réjouir de garder encore un peu l’homme qui a fait vivre ce programme, au moins jusqu’au terme de son mandat, en 2004. À moins que, pour la première fois dans l’histoire de l’Assemblée mondiale de la santé, qui se tiendra du 19 au 28 mai, les 192 États siégeant ne ratifient pas le choix du Conseil exécutif. Légalement possible, mais improbable.

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