Une armée pas comme les autres

Dès l’époque de Senghor, les militaires ont été associés à la gestion du pouvoir. Est-ce pour cela qu’ils n’ont jamais tenté de le prendre ?

Publié le 4 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Il y a peu encore, il ne restait que la Côte d’Ivoire, le Cap-Vert et le Sénégal parmi les pays d’Afrique de l’Ouest où l’armée n’a pas exercé le pouvoir depuis les indépendances. Avec le coup d’État du général Robert Gueï de décembre 1999, cela n’est plus valable pour la Côte d’Ivoire. Celle-ci est même en proie à une rébellion armée depuis le 19 septembre 2002, et c’est un général sénégalais, Pape Khalil Fall, qui dirige depuis la mi-janvier le contingent devant y assurer, aux côtés des troupes françaises, le maintien de la paix.
Le professionnalisme de l’armée sénégalaise, qui formera le gros de la troupe, ne sera pas de trop dans le bourbier ivoirien. Ce professionnalisme qui a semblé lui faire défaut lors du naufrage du Joola ayant fait plus d’un millier de morts le 26 septembre 2002. L’exploitation technique, commerciale et administrative du bateau étant assurée depuis décembre 1995 par l’armée, les sanctions ont logiquement touché sa hiérarchie : en octobre 2002, le président Abdoulaye Wade a limogé Ousseynou Combo, chef d’état-major de la Marine nationale. À part cette parenthèse et quelques soubresauts qui ont fait craindre le pire dans le passé (notamment en décembre 1962, lors de ce qui a été présenté comme la tentative de coup d’État du président du Conseil Mamadou Dia, en 1968, en 1988…), l’armée sénégalaise n’a que très rarement fait parler négativement d’elle.
Elle est pourtant au coeur de la vie politique depuis que l’ancien président Abdou Diouf puis son successeur Abdoulaye Wade ont choisi des officiers généraux pour siéger au gouvernement. Le 17 janvier 1998, c’est même un ancien chef d’état-major général des armées, Lamine Cissé, qui est nommé au poste de ministre de l’Intérieur, devenant donc responsable en chef de l’organisation des élections. On sait quelle a été la part (sujette à contestation selon les témoignages) de l’actuel envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies en Centrafrique dans le déroulement de l’élection présidentielle de février-mars 2000 qui a abouti à la première alternance politique au Sénégal.
Le président Wade a poursuivi l’expérience. Dès avril 2000, il a choisi comme ministre de l’Intérieur un autre général, Mamadou Niang, l’homme même qui, en 1997, avait été porté par Diouf à la tête de l’Observatoire national des élections (Onel). Wade est même allé chercher deux autres militaires pour prendre la direction de sociétés nationales, jusque-là gérées par des civils. Badara Niang au Port autonome de Dakar et Omar Ndiaye à la Loterie nationale sénégalaise (Lonase) ont, il est vrai, été très vite remplacés par des civils. Il semble que le chef de l’État sénégalais ne soit pas prêt à recommencer l’expérience…
En réalité, les militaires sénégalais (comme leurs homologues ivoiriens d’ailleurs) ont très tôt été associés à la gestion du pouvoir. Les anciens présidents Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf avaient déjà fait nommer des officiers généraux à la retraite à des postes d’ambassadeur. Un ancien chef d’état-major des armées (Jean-Alfred Diallo) et, beaucoup plus tard, l’amiral Faye Gassama ont tous deux été ambassadeurs en Allemagne. Idrissa Fall a été en poste en Grande-Bretagne et Mamadou Mansour Seck a servi aux États-Unis jusqu’à une date récente. Et la liste est longue.
Mais la nouveauté de ces dernières années vient du fait que des militaires à la retraite descendent désormais dans l’arène politique. Un ex-chef d’état-major général des armées, Joseph Louis Tavarez Da Souza, a été député d’un parti d’opposition modérée (le Parti démocratique sénégalais-Rénovation) alors qu’un ancien patron de la Marine nationale, Alexandre Diam, a brigué, sans succès, la mairie de Joal (ville natale du président Senghor) en mai 2002. Pour l’heure, aucun militaire n’ambitionne d’exercer la magistrature suprême, et tout porte à croire que, si c’était le cas, cela se ferait dans le cadre républicain.
À quoi tient cette tradition républicaine ? Sans doute à l’histoire du pays. Au fait qu’il a été la capitale de l’Afrique occidentale française, que ses militaires ont très tôt intégré l’armée française, dont ils ont été les premiers officiers africains, participant aux guerres coloniales en Indochine, en Algérie… Avant de constituer à leur retour au pays l’embryon d’une armée nationale rompue à la discipline.
« Cette discipline et ce respect de la hiérarchie se sont renforcés plus tard, affirme un gradé, lorsque notre armée a accueilli des médecins, des polytechniciens, des ingénieurs formés en France, aux États-Unis, au Maroc ou dans les établissements du pays comme l’École nationale des officiers d’active (Enoa), l’École nationale des sous-officiers d’active (Ensoa), l’École d’application d’infanterie… » Le propos est confirmé par le général de brigade Babacar Gaye, 51 ans, chef d’état-major général des armées depuis le 1er mai 2000 : « Je me dois, en chaque circonstance, de conforter cette conviction que nous, militaires, devons rester à notre place. Dans un pays démocratique, l’armée doit obéir à l’autorité sans état d’âme. »
Pour le patron de l’armée sénégalaise, deux axes majeurs doivent guider l’action des troupes qu’il commande : « la soumission totale à l’autorité politique et l’expertise militaire », apprise aux quatre coins du monde grâce aux multiples opérations menées depuis l’indépendance (voir encadré pp. 32-33). Le Sénégal est l’un des rares pays au monde à avoir envoyé à l’extérieur l’équivalent de toute son armée (environ 16 000 hommes) depuis quelque quarante ans. Ces différentes missions ont permis aux militaires d’acquérir l’expérience de tâches telles que l’organisation d’un check point, la fouille des individus, le contrôle de véhicules, la gestion d’un camp de réfugiés… Toutes choses qui ne font pas partie de la formation traditionnelle des armées.
Revers de la médaille, ces missions à l’extérieur ont été, ces dernières années, à l’origine de problèmes corporatistes. Le 8 avril 1999, pour la première fois dans l’histoire de la République, des soldats bloquent le tronçon d’autoroute qui permet de sortir de la ville de Dakar. Ces djambars (« guerriers » en wolof) qui ont participé à la Mission d’intervention et de surveillance des accords de Bangui (Misab) réclament la totalité de leurs per diem. Quelques mois plus tard, en décembre 1999, pour les mêmes raisons, une mutinerie de soldats se mue en coup d’État et débarque le président ivoirien Henri Konan Bedié. Avant cela, Valentin Strasser et Yahya Jammeh, deux officiers de retour du Liberia où ils avaient participé aux côtés de militaires nigérians sous la bannière de l’Ecomog, avaient pris le pouvoir respectivement en Sierra Leone et en Gambie. Si, au Sénégal, les mêmes causes n’ont pas produit les mêmes effets qu’ailleurs, c’est que l’autorité politique de l’époque a fait preuve de beaucoup de doigté.
Le 10 décembre 2001, rebelote : des soldats de retour de la Mission des Nations unies en République démocratique du Congo (Monuc) bloquent durant toute une journée l’un des principaux axes de sortie de Dakar. Ils remettent cela en mai 2002. Une solution (provisoire) a été trouvée par le gouvernement. Il a été décidé de faire signer à chaque soldat devant se rendre à l’étranger l’engagement d’accepter toute somme qu’on lui remettra à son retour au pays.
La parenthèse est refermée, mais le mal est fait. Durant le mois de mai 2002, des soldats, contrairement à leurs habitudes, se sont répandus dans la presse, exaspérant au plus haut point le patron de l’armée sénégalaise. Le général Gaye assure que de tels mouvements d’humeur ne se répéteront plus : « Un soldat n’a pas à aller protester dans les médias. Il doit régler ses problèmes au sein de l’armée. Il y a énormément de moyens de communication pour cela. Je rappelle toujours aux officiers que l’armée doit écouter les subalternes. » Gageons qu’il sera entendu une bonne fois pour toutes.

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